« Des livres en communs » par Framasoft, une refonte de la chaîne éditoriale
Un exemple de communs du Livre et donc de la lecture
Publié le 27 novembre 2024 par clem.alx
Christophe Masutti

Membre co-administrateur
de Framasoft

L’appropriation des créations culturelles par des structures privées dominantes excluent de très nombreux citoyens de ces créations. Nous assistons à de nouvelles enclosures, c’est-à-dire à la captation de biens, qui devraient être libres, par des intérêts privés dominants. Ces relations nuisent aux auteurs, à leur relation avec les lecteurs, à l’éclosion de créativités nouvelles. Elles nuisent aussi aux petits éditeurs et distributeurs indépendants.
L’association Framasoft souhaite contribuer à la transformation en profondeur de ces relations, en mettant en œuvre tout le potentiel de démarchandisation que portent les communs, y compris les communs culturels.

 

Comment fonctionne la chaîne de l’édition dans notre société ?
Depuis plus de deux cents ans, l’édition place les auteurs et autrices en situation de subordination économique et s’arroge de fait tous les droits patrimoniaux. Ne leur est octroyée qu’une partie de la rente liée à cette propriété. Ils produisent un capital qui ne participe à l’avancement culturel qu’en étant exploité en tant que valeur marchande monétisée. Cela transforme l’objet culturel en produit industriel comme un autre, balayant la pertinence de ses usages sociaux.
Le projet « Des livres en communs » de Framasoft vise à transformer complètement cette relation du lecteur, de l’auteur, mais aussi de l’éditeur et du libraire au livre.

 

Quelles nouvelles relations au livre voulez-vous défendre ? Quel en est le principe ?
Pour nous l’idée centrale est de sortir le livre de la sphère marchande, de redonner au livre le seul statut de lien culturel entre l’auteur et le lecteur qu’il n’aurait pas dû perdre. En d’autres termes, dans notre vocabulaire, l’idée est de faire du livre un commun culturel, ce qui bouleversera les relations de tous au livre. Bien sûr, cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais progressivement. Il faut qu’une communauté s’organise. Framasoft qui a pour objet la promotion et la proposition de communs culturels originaux, veut participer à faire naître ce mouvement.

 

Commençons par la relation de l’auteur avec son œuvre.
Une fois sélectionné le projet de livre d’un auteur, nous rémunérons directement l’auteur pour qu’il effectue son travail de création. Et ce n’est pas une simple « avance » sur le chiffre d’affaires. Nous voulons ainsi établir une relation équilibrée entre auteur, éditeur et lecteur par un soutien financier forfaitaire, et apporter un accompagnement éditorial personnalisé, afin d’aider à faire advenir un ouvrage de qualité. Cet ouvrage sera alors accessible librement (sous licence libre dite « copyleft »), gratuitement, actuellement sous format numérique uniquement. En d’autres termes, il nourrira les communs culturels. Il n’a plus aucune raison de devenir un bien soumis à la propriété lucrative puisque l’auteur·ice aura déjà été rémunéré·e pour son travail.
C’est la nature marchande qui soumet auteur et autrice, lecteur et lectrice au système de distribution. C’est en tant que « capital » culturel commun que l’œuvre pourra désormais entrer (ou pas) dans un système de distribution. « Des Livres en Communs » propose donc ce premier pas décisif de l’entrée de l’ouvrage dans les communs. Cela contribue à l’enrichissement de la collectivité qui pourra en profiter comme bon lui semble.
Nous ne verserons pas de paiement lié aux ventes puisque nous ne ferons pas de ventes. Le livre sera en téléchargement libre sur notre site. En revanche, cela n’exclut pas pour l’auteur ou l’autrice une possible rémunération de ce type avec d’autres partenaires que Des Livres en Communs.
Le système actuel exclut de plus en plus les auteurs et autrices des revenus liés aux livres publiés à partir de leur travail. Le droit d’auteur ne leur octroie qu’une part très faible, leur statut n’est aucunement reconnu, certains éditeurs estimant même que l’activité d’écrivain n’avait nullement vocation à être professionnelle, nous mettons en évidence un véritable travail et souhaitons donc le faire reconnaître en tant que tel. Rappelons que c’est là une idée fort ancienne, vu que Jean Zay avait proposé en son temps une loi qui allait en ce sens, et donc à l’encontre du droit d’auteur tel qu’il fonctionne aujourd’hui.

 

Quelles relations garde l’auteur avec son œuvre ? Qu’est-ce que la licence libre qu’il obtient ?
Un contrat formalise les droits et engagements entre Framasoft et les auteur·ices durant toute la durée de la collaboration. Même non exclusif, le contrat avec l’auteur reste d’ailleurs obligatoire (article L132-1 du CPI). En vertu de ce contrat, la liberté est laissée à l’auteur d’aller vers d’autres maisons d’édition. L’auteur garde avec son œuvre le droit d’auteur tel qu’il s’applique automatiquement et obligatoirement. La licence Libre appliquée à l’œuvre ne se substitue pas au droit d’auteur, elle le complète. L’auteur ne cède rien.
Avec Des Livres en Communs, nous poussons plus loin le curseur. Il sera toujours obligatoire pour un éditeur tiers, s’il veut éditer, publier et distribuer l’œuvre, de passer un contrat avec l’auteur. Mais nous, de notre côté, nous effectuons un accompagnement et le contrat que nous passons alors concerne cet accompagnement jusqu’au versement de l’ouvrage dans les communs culturels. Nous voulons ainsi que soient produits des communs culturels et promus de nouveaux types de modèles économiques.
Nous mettrons en avant de façon active ce commun par la proposition systématique de placer le résultat du travail sous une licence dite copyleft (Licence Art Libre, GNU FDL ou Creative Commons BY SA) afin d’en éviter qu’il puisse faire l’objet d’une appropriation (une enclosure) à l’avenir, même partielle.
Le fait d’utiliser une licence libre permet à l’auteur ou l’autrice de conserver l’assurance que la « paternité de l’œuvre » ne sera jamais perdue ou usurpée et que la distribution de l’œuvre reste éternellement possible sous la même licence. Ceci par exemple pour permettre à l’auteur de mener des projets annexes ou collatéraux à son œuvre pour peu que l’envie ou les opportunités le permettent. Traductions, adaptations ou déclinaisons deviennent possibles à loisir, offrant autant de sources de revenus possibles, ou pas, selon les possibilités éditoriales et les envies.
Nous avons depuis toujours mis en avant la culture dite libre, par l’usage de licences de ce type, et nous avons souhaité pousser plus loin en allant plus nettement sur le terrain des communs. Il s’agit de créer un espace où les biens culturels sont protégés contre les enclosures, comme les copyrights. En d’autres termes, cela empêche de considérer ces biens culturels comme des biens privés dont l’accès serait restreint. Ils appartiennent à toutes et tous, pour peu qu’on ait le désir de s’en emparer ou de s’y intéresser. C’est le rapport spontané des enfants, qui s’approprient leurs découvertes dans leurs jeux, dans leurs récits, dans leurs dessins… Et qui n’imaginent pas que se déguiser en leur héros favori pour un événement public tombe sous le coup de la loi pour contrefaçon.
C’est donc l’usage qui est placé au cœur du rapport à la culture et non plus la propriété. Comme la culture façonne notre rapport au monde et aux autres, nous pensons crucial de défendre une approche autre qu’industrielle et capitaliste à celle-ci.

 

 

Avec « Des livres en communs » comme maison d’édition, au sein de Framasoft, quelle relation voyez-vous entre l’éditeur et le livre dans ce nouveau système ? Comment voyez-vous son fonctionnement global, à terme ?
En tant qu’association loi 1901, nous avons décidé d’attribuer une petite part de notre budget annuel au financement de cette activité. Une somme qui sera actualisée chaque année en fonction du montant du budget global et du vote de l’Assemblée.
La construction d’un modèle économique alternatif à ce qui existe, est un objectif mais aussi une expérimentation. Nous ne pensons pas révolutionner le monde de l’édition avec nos bien modestes moyens. Il s’agit avant tout de faire prendre conscience que l’on peut remettre en question le modèle existant, peu satisfaisant pour les auteurs et autrices, mais encore plus pour les libraires et pas mal d’éditeurs et d’éditrices. La tendance de plus en plus accrue à l’industrialisation du monde de l’édition les soumet au dictat des très grands groupes d’édition et de distribution.
Nous espérons donc montrer qu’il y a d’autres façons de penser l’édition, le livre et la culture. Nous ne cherchons pas à démontrer que nous avons la panacée. Nous espérons simplement alimenter une réflexion et proposer un dialogue à celles et ceux qui sont, comme nous, en quête d’alternatives crédibles et viables.

Quelle relation le lecteur a-t-il avec le livre ? Le faire imprimer n’est-il pas très cher pour lui ?
Le lecteur aura un accès libre et gratuit aux livres et communs culturels sur notre site, mais sous format électronique uniquement actuellement. S’il souhaite avoir un ouvrage imprimé, nous faciliterons l’accès à des plateformes permettant l’impression à la demande. De même nous publierons aussi un PDF « prêt à imprimer » pour faciliter ce passage au format papier, à charge pour la personne souhaitant s’y atteler d’améliorer le résultat final en utilisant les sources. L’idée sera de permettre plus largement la déclinaison sur différents supports.
Nous travaillons à la réalisation d’un format numérique de qualité, et à une mise en avant des sources plus nettes, afin d’en faciliter la réutilisation. Nous avons décidé d’arrêter de produire une version papier nous-mêmes car nous n’avons pas les moyens humains et techniques de le faire d’une façon efficace (même si les Framabooks n’avaient rien à envier à certaines éditions, disons, moins regardantes).
Nous avons cherché à créer une chaîne éditoriale en essayant de multiples outils et formats (toujours libres, bien sûr), LaTeX, markdown, LibreOffice, chaîne automatisée pour créer des PDF, etc. Un très grand nombre de solutions ont été explorées... Mais c’est en fonction du contenu et de la liberté de l’auteur que nous devrons adapter la chaîne. Là aussi notre effort consiste à nous adapter à l’auteur et non l’inverse. Les possibilités offertes par le format numérique sont étendues : selon le type d’œuvre on peut imaginer pour el lecture de multiples moyens de s’approprier le contenu. On peut mettre de l’audio dans un contenu epub par exemple, et pourquoi pas ?

 

Vous souhaitez partager avec d’autres éditeurs ce mode de fonctionnement : comment voulez-vous le faire et pourquoi ?
La nouvelle orientation de notre projet implique une refonte de la chaîne éditoriale. Elle aussi pourra présenter quelques aspects innovants qui seront eux-mêmes documentés afin que d’autres maisons d’édition puissent s’en inspirer. La création d’outils simples avec un manuel d’usage est en cours, afin de permettre à de petites structures de s’en emparer pour, à leur tour, produire du contenu culturel.
Le prochain appel à projet de notre maison Des Livres en Communs sera publié très prochainement en février 2024, Il correspondra avec la sortie de notre premier ouvrage, l’Amour en Commun écrit à quatre mains par Margaux et Timothé, dont nous avons financé aussi les outils de recherches. Vous pouvez retrouver Des Livres en Communs à cette adresse : https://deslivresencommuns.org/. Nous avons aussi republié certains ouvrages de la collection Framabook mais on peut retrouver tous les Framabook sur https://archives.framabook.org/.

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Février 2024