La diversité de TETRIS se comprend par les réflexions suivantes :
Nous sommes dans de telles contraintes intérieures et extérieures à nous, que la solution est d’insérer des petits coins dès qu’il y a une faille qui ouvre des possibles, d’y poser des petites briques : cela peut durer 6 mois, puis elles seront contraintes à rester en suspens, mais cela n’est pas grave, une autre brique viendra s’agencer et elles élargiront ensemble la brèche initiale. En fonction de ce que l’on ressent comme étant une opportunité, celle du hacking et non celle du marché, on plantera de nouvelles graines, on ouvrira un autre possible !
On ne peut pas préjuger du chemin : nous sommes dans une telle incertitude radicale, celle de l’humain sur la Terre, que la logique de projet n’a pas de sens, c’est un mythe ! Plus on ouvrira des possibles, plus apparaîtront toutes sortes de chemins !
Comme nous ne voulons pas tomber dans le travers néolibéral qui spécialise, simplifie, sépare, met à distance tous les éléments de la complexité ; dans la simplification du réel et qui morcelle ; comme nous voulons garder l’approche systémique, il nous faut permettre à quelqu’un qui arrive de ressentir la complexité : on ne sait pas par où un individu va passer pour évoluer dans son rapport au monde, on ne sait pas ce qui va faire qu’une personne va ouvrir une porte, comment il va s’engager. Et donc on multiplie les portes d’entrée tout en gardant la cohérence du tout !
Or les Tiers-lieux permettent de construire des cadres pour des rencontres et des avenirs improbables. Comme on ne sait pas d’où viendront les solutions, on peut utiliser des « arènes », pour reprendre l’expression d’Elinor Ostrom, qui multiplieront les probabilités de rencontres : créer au même endroit une cantine solidaire et un centre de recherche, par exemple !
En quoi la recherche que vous avez engagée en 2015 et qui a donné lieu à votre thèse a-t-elle infléchi la trajectoire de TETRIS ?
Au départ, je suis économiste agrégée, formée d’abord à Dauphine (entre 86 et 90) en économie internationale, puis par un DEA de recherche à Science Po sur les relations internationales. Je prépare ma thèse (La réforme monétaire dans les pays de l’Est) sous la direction de Raymond Barre. La naissance d’un enfant handicapé interrompt cette thèse, mais Raymond Barre avec beaucoup d’humanité me facilite la possibilité de suivre l’agrégation en auditeur externe à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Je fais le choix d’enseigner dans les lycées plutôt qu’à la fac, car c’est là où la pensée se forme et où il y a déjà le plus de diversité intellectuelle.
Dans le Lycée de Grasse où j’enseigne, j’ouvre avec des lycéens un Club de développement durable, thématique qui ne figure pas alors dans les programmes. Cette ouverture donne à des jeunes de 14 à 18 ans le débouché vers l’action qui répond à leur angoisse. L’approche du développement durable par les capabilités d’Amartya Sen (qui est alors au programme avec Marx et Bourdieu) permet de sortir de l’approche environnementaliste qui s’impose en France et de permettre le dialogue entre scientifique et littéraire, de décloisonner et fédérer élèves et agents du lycée.
En réponse à l’appel à projets « l’École agit pour le Grenelle de l’Environnement » en 2008, nous proposons une « méthode à façon » pour associer professeurs, élèves, parents, et intervenants extérieurs dans une approche interdisciplinaire et systémique du développement durable menée localement (Le Lycée Vert). C’est le point de départ : le secrétariat d’Etat au développement durable nous soutient et nous créons l’Association Evaléco, extérieure au Lycée, qui obtient plus tard un agrément Éducation Populaire.
Mais peu à peu, on s’aperçoit que pour échapper à une institutionnalisation de ce travail, il faut aller plus loin. Dès 2011, nous sommes en séminaires croisés avec l’Institut Godin d’Amiens. La recherche hors cadre démarre, associant les réflexions théoriques de l’Institut sur l’innovation sociale et notre capacité à traduire cela en éducation populaire. De plus, les collectivités territoriales locales s’intéressent à nos activités et nous avons l’opportunité de les développer dans des locaux plus grands et à plus grande échelle. Nous décidons de créer une SCIC, véhicule juridique adapté aux coopérations entre collectivités territoriales, recherche et acteurs privés. Ainsi, Evaléco conserve sa liberté militante tout en alimentant les travaux de recherche par la dimension Éducation Populaire. Cela se traduit aussi par l’émergence d’un PTCE en 2015.
Mon intuition au départ était de bien lier, théoriquement et pratiquement, l’ESS et le développement durable. Cela semblait aller de soi, mais en fait ce n’est pas du tout évident : l’ESS était clairement née dans une approche essentiellement sociale, indépendante des questions du développement durable et de l’écologie. L’ESS a un potentiel transformateur, car fondé sur la justice sociale, mais sa limite est d’être anthropocentrée, elle ne pense qu’à partir de l’humain et non du vivant plus largement. Institutionnalisée par l’Université, elle y perd son fondement historique d’allier pensée et action située pour devenir surplombante et « neutre ». Car œuvrer d’un point de vue éthique et situé contredit l’épistémologie positiviste dominante.
Quels étaient les fondements théoriques de ce lien implicite entre ESS et développement durable ?
Par ailleurs, je voulais faire une thèse pour outiller les dynamiques collectives que nous engagions, leur permettant d’éviter d’être rabattues sur des logiques néolibérales de marché, et de se lier avec un projet de transformation sociale. Faire une thèse qui soit le plus possible imbriquée et en relation réflexive avec notre propre pratique de transformation.
Mon apport au départ était, de part de l’expérience vécue avec Evaléco, que les capabilités étaient un concept très puissant pour transformer la réalité, un concept opérationnel qui m’avait permis de changer largement la vie de jeunes, de transformer un établissement scolaire, mais aussi d’agir sur une institution nationale (puisque nous avions contribué à l’écriture d’une circulaire sur la mise en œuvre du Développement durable dans les établissements scolaires au niveau national).
Je le savais, mais il fallait fonder théoriquement cet ensemble de liens ESS - Développement Durable – Communs - Capabilités :
• Les communs étaient ce lien avec le Développement Durable car c’est un mode d’action collective comme l’ESS, mais réellement basé non pas uniquement sur le social comme l’est l’ESS, mais sur le réagencement total de l’économie ré-encastrée dans le social, lui-même ayant « atterri » dans la biosphère et les limites de la Terre.2
• Les capabilités opérationnalisent l’approche éthique de l’action et de l’économie qui permet le renouvèlement de l’ESS (la justice sociale devenant ainsi constitutive d’une dimension écologique plus large, éthique et concrète).
Il fallait identifier la conception du développement durable politiquement et épistémologiquement compatible avec l’ESS. J’ai considéré que le développement socialement soutenable basé sur une approche par les capabilités est un type-idéal d’approche du développement durable comportant une dimension supplémentaire de responsabilité et d’éthique compatible avec une ESS à visée transformative. Les communs, comme action collective produisant des agencements institutionnels basés sur une responsabilité sociale et sur des échanges réciprocitaires, permettaient d’atterrir concrètement.
Le concept de communs de capabilité est construit comme un type idéal d’actions collectives qui sont potentiellement porteuses d’un développement socialement soutenable. Un type-idéal d’action collective permettant de concilier radicalement les dimensions politiques et pragmatiques du développement durable et l’ESS.
Les communs de capabilités sont un type-idéal susceptibles de guider une action collective effective pour en renforcer les potentialités de transformation positives. Ce concept est aussi le résultat d’une réflexion sur les mécanismes de transformation sociale. TETRIS porte des tiers-lieux qui sont pensés et organisés comme des espaces de développement des capabilités individuelles et collectives. TETRIS est une action collective guidée par le type-idéal d’un commun de capabilités qui ce faisant augmente la probabilité que les transformations individuelles, collectives et institutionnelles induites par ses activités puissent contribuer aux transformations écologiques souhaitées de son territoire. Mais bien sûr rien ne garantit que cela survienne. Les outils que nous avons proposés cherchent à guider l’action dans ce sens.
Nos travaux avec la Coop des Communs nous ont révélé un autre impensé : c’est via les outils de gestion, d’évaluation, les dossiers de demande de subvention... (que l’on suppose neutres), que pénètre cet imaginaire néolibéral, dans la représentation du temps, de la valeur... Il faut reposer les problématiques du droit et des cadres juridiques qui font partie du cadre institutionnel, déconstruire ces outils par lesquels le néolibéralisme vide de son sens politique toutes les initiatives transformatrices. Les Tiers-Lieux peuvent être des espaces dans lesquels ces contraintes peuvent être questionnées et desserrées, où le rapport néolibéral au temps et à la valeur est suspendu – Ce sont les nouvelles capacités organisationnelles des individus entre eux dans ces espaces qui fondent notre programme de recherche.
Par exemple, pourquoi l’automobile a-t-elle envahi tout notre espace physique et imaginaire ? On peut montrer que les stations-services sont un concentré du modèle néolibéral qu’elles contribue à diffuser. À l’instar, Les Tiers-lieux sont des espaces où l’on peut expérimenter d’autres imaginaires. On doit faire attention à ce que la logique marchande n’y domine jamais, mais qu’ils soient au service de la logique réprocitaire qui doit s’y épanouir.
Que signifie la mise à distance totale de la propriété ? Nous nous sommes aperçus que les lieux physiques où l’on atterrit ne sont pas neutres : nous avons expérimenté toutes sortes de lieux, des squats, des locations, des commodats ou prêts à usages... Ils imprégnaient tous la dynamique sociale. On a cherché comment les modes de relations au lieu rentraient en rapport avec nos logiques réciprocitaires : comment ils prennent soin de nous, en rapport avec la façon dont nous prenons soin d’eux ; en quoi la logique de propriété des lieux peut induire certains comportements. C’est en travaillant sur la question des communs dans la vallée du fleuve Sénégal que j’ai compris ce rapport : la propriété nous donne un sentiment de sécurité, mais en fait nous faire perdre de vue la situation d’incertitude radicale dans laquelle nous sommes rentrés.
Ici, rien n’est acheté : les meubles, les ordinateurs, les objets sont soit récupérés soit issus des liens de réciprocités avec d’autres organisations. Ils sont aussi redistribués. Nous mettons à distance la propriété, pour éviter que le matériel ne « plombe » notre dynamique. C’est la logique réciprocitaire qui domine tant au niveau des individus que du collectif. Questionner l’organisation du travail est une autre façon de se prémunir : expérimenter la déspécialisation pour changer de mode de faire, ne plus systématiquement cloisonner les temps sociaux des temps de travail ou de loisirs… comme l’explique Geneviève Pruvost3. Si l’on veut avancer vers un commun de capabilités, il faut se défaire de la spécialisation, s’engager dans la déspécialisation qui change radicalement notre mode de faire. Nous cherchons à voir si cela accentue ou au contraire relâche les tensions, les frottements et donc évite l’épuisement inévitable dans nos modes traditionnels de fonctionnement. Le capitalisme dans sa recherche de résultats financiers a introduit les notions de logique projet, gestion sur résultats, d’impact, à travers laquelle il introduit tout son imaginaire. Nous cherchons à déconstruire ces logiques et ces mots comme « impact » et à faire prendre conscience à nos partenaires de ce que cela porte comme type d’imaginaire.
Y a-t-il là des champs de recherche que vous développez ?
Nous continuons à travailler sur les questions de communs de capabilités notamment en Afrique et aux Antilles : dans la vallée du fleuve Sénégal, les Communs organisent les droits d’exister, au sens des droits culturels que met en pratique Prosper Wanner4, ou de droits à disposer des capacités d’exister pleinement. Ils reposent sur le devoir d’inclure avant d’avoir celui d’exclure. Ces questionnements reposent sur l’accessibilité réelle aux choses, et permettent une passerelle avec la notion d’échelle de communalité.
Nous sommes aussi très inspirés par les travaux de Latour : par exemple sur la légitimation du sensible, sur les lieux comme actants dynamiques, sur les concernements (au cœur de l’analyse des communs, à la base de l’agir, du sentiment de responsabilité et de liberté positive), sur leur élargissement à la sphère de la Planète toute entière, à la notion de territoire « où l’on vit et dont on vit »... Cela est vrai aussi d’Isabelle Stengers ou de Baptiste Morizot.