La force des communs, de l’ESS et des capabilités ; en théorie et en pratique
TETRIS : « Quand on rentre dans les cases, on disparait ! »
Publié le 27 novembre 2024 par clem.alx
Geneviève Fontaine

Fondatrice de la coopérative TETRIS
et du Tiers-lieu Sainte-Marthe

Le Tiers-lieu porté par TETRIS à Grasse se distingue d’abord par la prodigalité et la richesse inventive des innovations sociales développées sur un même lieu, dans un cadre de pensée particulièrement ouvert. Mais sa particularité la plus notable est la grande imbrication de cette pratique et de la pensée théorique : on retrouve dans les concepts une volonté de consolidation et d’étayage de la recherche pratique, et dans celle-ci un souci de vérification des propositions théoriques. L’objet cependant de cette recherche imbriquée est de fusionner la force des communs, de l’ESS et du concept pratique de capabilité pour asseoir une émancipation du néolibéralisme destructeur de la planète.

 

Devant cette grande diversité, on comprend qu’il y a au fond une grande unité d’intention. Pouvez-vous expliquer cette unité et pourquoi cette diversité ?
Cette unité est bien le point de départ du mouvement : nous sommes dans un cadre institutionnel, qu’il nous soit extérieur (les normes, le droit, les institutions, ...) ou intériorisé, totalement empreigné d’imaginaire néolibéral et donc contraire à la poursuite d’un monde vivable. D’où notre intention d’ouvrir les portes du possible, d’expérimenter pour transformer au niveau personnel, organisationnel et institutionnel (l’imaginaire).
La diversité de TETRIS se comprend par les réflexions suivantes :
Nous sommes dans de telles contraintes intérieures et extérieures à nous, que la solution est d’insérer des petits coins dès qu’il y a une faille qui ouvre des possibles, d’y poser des petites briques : cela peut durer 6 mois, puis elles seront contraintes à rester en suspens, mais cela n’est pas grave, une autre brique viendra s’agencer et elles élargiront ensemble la brèche initiale. En fonction de ce que l’on ressent comme étant une opportunité, celle du hacking et non celle du marché, on plantera de nouvelles graines, on ouvrira un autre possible !
On ne peut pas préjuger du chemin : nous sommes dans une telle incertitude radicale, celle de l’humain sur la Terre, que la logique de projet n’a pas de sens, c’est un mythe ! Plus on ouvrira des possibles, plus apparaîtront toutes sortes de chemins !
Comme nous ne voulons pas tomber dans le travers néolibéral qui spécialise, simplifie, sépare, met à distance tous les éléments de la complexité ; dans la simplification du réel et qui morcelle ; comme nous voulons garder l’approche systémique, il nous faut permettre à quelqu’un qui arrive de ressentir la complexité : on ne sait pas par où un individu va passer pour évoluer dans son rapport au monde, on ne sait pas ce qui va faire qu’une personne va ouvrir une porte, comment il va s’engager. Et donc on multiplie les portes d’entrée tout en gardant la cohérence du tout !
Or les Tiers-lieux permettent de construire des cadres pour des rencontres et des avenirs improbables. Comme on ne sait pas d’où viendront les solutions, on peut utiliser des « arènes », pour reprendre l’expression d’Elinor Ostrom, qui multiplieront les probabilités de rencontres : créer au même endroit une cantine solidaire et un centre de recherche, par exemple !

 

N’est-ce pas bien résumé par le développé de votre nom, le sigle TETRIS : « Transformations Ecologiques Territoriales par la Recherche et l’Innovation Sociale » ?
Oui, nous avons décidé d’ailleurs d’afficher beaucoup plus frontalement notre radicalité, notre volonté d’aller à la racine des questions en changeant en 2020 le mot Transition en Transformations qui figure maintenant dans ce sigle TETRIS. Il résume le pourquoi de notre agir, et les modalités (Recherche et Innovation Sociale) pour trouver notre chemin. L’une des jeunes accueillie ici a d’ailleurs résumé dans une phrase superbe ce qui est l’essence de notre combat et le lien avec son sigle : « quand on rentre dans les cases, on disparait ! ».

 

Votre thèse, comme son titre l’indique, lie Communs, Capabilités, Economie sociale et Solidaire, PTCE et développement durable. Comme l’activité de TETRIS, elle déborde d’inventivité conceptuelle, de mises en relations solidement établies et justifiées, de propositions innovantes et pratiques, de rigueur et clarté dans la présentation théorique. Au-delà de la recherche théorique, on voit une intention de consolidation d’une recherche pratique, et un souci d’étayage des propositions théoriques.
En quoi la recherche que vous avez engagée en 2015 et qui a donné lieu à votre thèse a-t-elle infléchi la trajectoire de TETRIS ?
Il y a une imbrication totale de la trajectoire de TETRIS et de ma recherche : celle-là alimente la recherche, qui elle-même influence la dynamique de TETRIS. Je suis 365 jours par an sur le Tiers lieux, qui nourrit cette forme de « recherche embarquée » en partageant la dimension politique de la dynamique collective ; l’une et l’autre cheminent ensemble sans se positionner en surplomb. Mais il faut signaler que TETRIS n’est pas le point de départ de ce trajet : il s’initie dans un club de développement durable construit dans les années 2000 avec des élèves dans un lycée.
Au départ, je suis économiste agrégée, formée d’abord à Dauphine (entre 86 et 90) en économie internationale, puis par un DEA de recherche à Science Po sur les relations internationales. Je prépare ma thèse (La réforme monétaire dans les pays de l’Est) sous la direction de Raymond Barre. La naissance d’un enfant handicapé interrompt cette thèse, mais Raymond Barre avec beaucoup d’humanité me facilite la possibilité de suivre l’agrégation en auditeur externe à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Je fais le choix d’enseigner dans les lycées plutôt qu’à la fac, car c’est là où la pensée se forme et où il y a déjà le plus de diversité intellectuelle.
Dans le Lycée de Grasse où j’enseigne, j’ouvre avec des lycéens un Club de développement durable, thématique qui ne figure pas alors dans les programmes. Cette ouverture donne à des jeunes de 14 à 18 ans le débouché vers l’action qui répond à leur angoisse. L’approche du développement durable par les capabilités d’Amartya Sen (qui est alors au programme avec Marx et Bourdieu) permet de sortir de l’approche environnementaliste qui s’impose en France et de permettre le dialogue entre scientifique et littéraire, de décloisonner et fédérer élèves et agents du lycée.
En réponse à l’appel à projets « l’École agit pour le Grenelle de l’Environnement » en 2008, nous proposons une « méthode à façon » pour associer professeurs, élèves, parents, et intervenants extérieurs dans une approche interdisciplinaire et systémique du développement durable menée localement (Le Lycée Vert). C’est le point de départ : le secrétariat d’Etat au développement durable nous soutient et nous créons l’Association Evaléco, extérieure au Lycée, qui obtient plus tard un agrément Éducation Populaire.
Mais peu à peu, on s’aperçoit que pour échapper à une institutionnalisation de ce travail, il faut aller plus loin. Dès 2011, nous sommes en séminaires croisés avec l’Institut Godin d’Amiens. La recherche hors cadre démarre, associant les réflexions théoriques de l’Institut sur l’innovation sociale et notre capacité à traduire cela en éducation populaire. De plus, les collectivités territoriales locales s’intéressent à nos activités et nous avons l’opportunité de les développer dans des locaux plus grands et à plus grande échelle. Nous décidons de créer une SCIC, véhicule juridique adapté aux coopérations entre collectivités territoriales, recherche et acteurs privés. Ainsi, Evaléco conserve sa liberté militante tout en alimentant les travaux de recherche par la dimension Éducation Populaire. Cela se traduit aussi par l’émergence d’un PTCE en 2015.

 

Comment en êtes-vous venue aux communs ? Et à la notion, centrale dans votre thèse, des communs de capabilité ?
Par la militance : à l’époque, 2011, un mouvement pour faire reconnaître l’eau comme bien commun au niveau européen et pour stopper sa marchandisation était lancé en Italie. Evaléco a soutenu ce mouvement avec nombre de Café-débat, apéro-lecture. Dans le cadre des États généraux de l’ESS, nous avons aussi contribué à l’écriture des Cahiers d’espérance ; en même temps que la visite l’Elinor Ostrom à Paris poussait les débats sur les communs, enfin distingués des biens communs.
Mon intuition au départ était de bien lier, théoriquement et pratiquement, l’ESS et le développement durable. Cela semblait aller de soi, mais en fait ce n’est pas du tout évident : l’ESS était clairement née dans une approche essentiellement sociale, indépendante des questions du développement durable et de l’écologie. L’ESS a un potentiel transformateur, car fondé sur la justice sociale, mais sa limite est d’être anthropocentrée, elle ne pense qu’à partir de l’humain et non du vivant plus largement. Institutionnalisée par l’Université, elle y perd son fondement historique d’allier pensée et action située pour devenir surplombante et « neutre ». Car œuvrer d’un point de vue éthique et situé contredit l’épistémologie positiviste dominante.
Quels étaient les fondements théoriques de ce lien implicite entre ESS et développement durable ?
Par ailleurs, je voulais faire une thèse pour outiller les dynamiques collectives que nous engagions, leur permettant d’éviter d’être rabattues sur des logiques néolibérales de marché, et de se lier avec un projet de transformation sociale. Faire une thèse qui soit le plus possible imbriquée et en relation réflexive avec notre propre pratique de transformation.
Mon apport au départ était, de part de l’expérience vécue avec Evaléco, que les capabilités étaient un concept très puissant pour transformer la réalité, un concept opérationnel qui m’avait permis de changer largement la vie de jeunes, de transformer un établissement scolaire, mais aussi d’agir sur une institution nationale (puisque nous avions contribué à l’écriture d’une circulaire sur la mise en œuvre du Développement durable dans les établissements scolaires au niveau national).
Je le savais, mais il fallait fonder théoriquement cet ensemble de liens ESS - Développement Durable – Communs - Capabilités :
• Les communs étaient ce lien avec le Développement Durable car c’est un mode d’action collective comme l’ESS, mais réellement basé non pas uniquement sur le social comme l’est l’ESS, mais sur le réagencement total de l’économie ré-encastrée dans le social, lui-même ayant « atterri » dans la biosphère et les limites de la Terre.2
• Les capabilités opérationnalisent l’approche éthique de l’action et de l’économie qui permet le renouvèlement de l’ESS (la justice sociale devenant ainsi constitutive d’une dimension écologique plus large, éthique et concrète).

 

 

Comment s’imbriquent ces concepts d’ESS, de communs et de capabilités ? Pouvez-vous nous présenter le concept clé de votre démarche, le « commun de capabilité » ?
Avant de répondre sur le fond à votre question, je voudrai préciser un point qui peut donner des pistes sur la nature des recherches à développer pour aborder cette question centrale : Tetris est la seule structure de l’ESS à avoir été reconnue par le Ministère de la Recherche comme « entreprise universitaire produisant des connaissances fondamentales et appliquées en étant en dehors de l’Université ». Cela souligne à quel point cette question doit être abordée dans un cadre mêlant entreprise et recherche, pratique et théorie.
Il fallait identifier la conception du développement durable politiquement et épistémologiquement compatible avec l’ESS. J’ai considéré que le développement socialement soutenable basé sur une approche par les capabilités est un type-idéal d’approche du développement durable comportant une dimension supplémentaire de responsabilité et d’éthique compatible avec une ESS à visée transformative. Les communs, comme action collective produisant des agencements institutionnels basés sur une responsabilité sociale et sur des échanges réciprocitaires, permettaient d’atterrir concrètement.
Le concept de communs de capabilité est construit comme un type idéal d’actions collectives qui sont potentiellement porteuses d’un développement socialement soutenable. Un type-idéal d’action collective permettant de concilier radicalement les dimensions politiques et pragmatiques du développement durable et l’ESS.
Les communs de capabilités sont un type-idéal susceptibles de guider une action collective effective pour en renforcer les potentialités de transformation positives. Ce concept est aussi le résultat d’une réflexion sur les mécanismes de transformation sociale. TETRIS porte des tiers-lieux qui sont pensés et organisés comme des espaces de développement des capabilités individuelles et collectives. TETRIS est une action collective guidée par le type-idéal d’un commun de capabilités qui ce faisant augmente la probabilité que les transformations individuelles, collectives et institutionnelles induites par ses activités puissent contribuer aux transformations écologiques souhaitées de son territoire. Mais bien sûr rien ne garantit que cela survienne. Les outils que nous avons proposés cherchent à guider l’action dans ce sens.
 
Et justement, comment prenez-vous en compte le risque réel de récupération de cet effort d’innovation sociale par « le capital financier et l’État néolibéral » ?
Nous avons dans le cours de ma thèse, initié un programme de recherche lié à ce type de question : le cadre institutionnel et l’imaginaire néolibéral, colonialiste, patriarcal qu’il porte pousse constamment à nous rabattre sur des questions qui n’ont aucun sens pour nous (« quel est votre modèle économique ? »...). Comment percole-t-il et arrive-t-il à rentrer dans notre propre imaginaire et influence-t-il nos comportements ? Comment façonne-t-il nos comportements et comment décoloniser nos esprits ? Apprendre à déconstruire ces questions est l’apport essentiel de l’éducation populaire.
Nos travaux avec la Coop des Communs nous ont révélé un autre impensé : c’est via les outils de gestion, d’évaluation, les dossiers de demande de subvention... (que l’on suppose neutres), que pénètre cet imaginaire néolibéral, dans la représentation du temps, de la valeur... Il faut reposer les problématiques du droit et des cadres juridiques qui font partie du cadre institutionnel, déconstruire ces outils par lesquels le néolibéralisme vide de son sens politique toutes les initiatives transformatrices. Les Tiers-Lieux peuvent être des espaces dans lesquels ces contraintes peuvent être questionnées et desserrées, où le rapport néolibéral au temps et à la valeur est suspendu – Ce sont les nouvelles capacités organisationnelles des individus entre eux dans ces espaces qui fondent notre programme de recherche.
Par exemple, pourquoi l’automobile a-t-elle envahi tout notre espace physique et imaginaire ? On peut montrer que les stations-services sont un concentré du modèle néolibéral qu’elles contribue à diffuser. À l’instar, Les Tiers-lieux sont des espaces où l’on peut expérimenter d’autres imaginaires. On doit faire attention à ce que la logique marchande n’y domine jamais, mais qu’ils soient au service de la logique réprocitaire qui doit s’y épanouir.
Que signifie la mise à distance totale de la propriété ? Nous nous sommes aperçus que les lieux physiques où l’on atterrit ne sont pas neutres : nous avons expérimenté toutes sortes de lieux, des squats, des locations, des commodats ou prêts à usages... Ils imprégnaient tous la dynamique sociale. On a cherché comment les modes de relations au lieu rentraient en rapport avec nos logiques réciprocitaires : comment ils prennent soin de nous, en rapport avec la façon dont nous prenons soin d’eux ; en quoi la logique de propriété des lieux peut induire certains comportements. C’est en travaillant sur la question des communs dans la vallée du fleuve Sénégal que j’ai compris ce rapport : la propriété nous donne un sentiment de sécurité, mais en fait nous faire perdre de vue la situation d’incertitude radicale dans laquelle nous sommes rentrés.
Ici, rien n’est acheté : les meubles, les ordinateurs, les objets sont soit récupérés soit issus des liens de réciprocités avec d’autres organisations. Ils sont aussi redistribués. Nous mettons à distance la propriété, pour éviter que le matériel ne « plombe » notre dynamique. C’est la logique réciprocitaire qui domine tant au niveau des individus que du collectif. Questionner l’organisation du travail est une autre façon de se prémunir : expérimenter la déspécialisation pour changer de mode de faire, ne plus systématiquement cloisonner les temps sociaux des temps de travail ou de loisirs… comme l’explique Geneviève Pruvost3. Si l’on veut avancer vers un commun de capabilités, il faut se défaire de la spécialisation, s’engager dans la déspécialisation qui change radicalement notre mode de faire. Nous cherchons à voir si cela accentue ou au contraire relâche les tensions, les frottements et donc évite l’épuisement inévitable dans nos modes traditionnels de fonctionnement. Le capitalisme dans sa recherche de résultats financiers a introduit les notions de logique projet, gestion sur résultats, d’impact, à travers laquelle il introduit tout son imaginaire. Nous cherchons à déconstruire ces logiques et ces mots comme « impact » et à faire prendre conscience à nos partenaires de ce que cela porte comme type d’imaginaire.

 

Les apports de l’anthropologie à la recherche sur les communs sont manifestes : les travaux de David Graeber autour de la réflexion sur la valeur (cf. son livre « La fausse monnaie de nos rêves, Vers une théorie anthropologique de la valeur ») peuvent servir de base à cette approche de la valeur.
Y a-t-il là des champs de recherche que vous développez ?
À partir du moment où on travaille sur la valuation, on se pose les questions de ce type : « qu’est-ce qui compte ? », « à quoi accorder de la valeur ? ». Et on ne peut penser la valeur, sans penser au temps. Dans la logique capitaliste, la valeur n’arrive qu’à la fin, lorsque l’offre rencontre la demande. Cela modèle totalement notre idée non seulement de la valeur, mais aussi du temps : dans ces conditions, on a toujours l’impression de manquer de temps. Contre cela, nous tentons de nous penser comme un inachevé permanent : la construction sociale qu’est la valeur est dans le chemin donc toujours présente. Pour nous la valeur est dans la relation réprocitaire, dans la réciprocité permanente, nous ne sommes jamais quitte !
Nous continuons à travailler sur les questions de communs de capabilités notamment en Afrique et aux Antilles : dans la vallée du fleuve Sénégal, les Communs organisent les droits d’exister, au sens des droits culturels que met en pratique Prosper Wanner4, ou de droits à disposer des capacités d’exister pleinement. Ils reposent sur le devoir d’inclure avant d’avoir celui d’exclure. Ces questionnements reposent sur l’accessibilité réelle aux choses, et permettent une passerelle avec la notion d’échelle de communalité.
Nous sommes aussi très inspirés par les travaux de Latour : par exemple sur la légitimation du sensible, sur les lieux comme actants dynamiques, sur les concernements (au cœur de l’analyse des communs, à la base de l’agir, du sentiment de responsabilité et de liberté positive), sur leur élargissement à la sphère de la Planète toute entière, à la notion de territoire « où l’on vit et dont on vit »... Cela est vrai aussi d’Isabelle Stengers ou de Baptiste Morizot.

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Décembre 2023