Le rôle stratégique des Communs
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à soutenir « cette aspiration en un mode non binaire, nourri de nouvelles dynamiques sociales, auquel nous invite les communs »1
Le véritable tournant conceptuel est venu deux ans plus tard, lorsque nous avons organisé de nouveau à Paris une rencontre internationale intitulée « Le développement face au bien commun de l’information et à la propriété intellectuelle4 », à laquelle ont participé des promoteurs du médicament générique, de la science ouverte, du logiciel libre, ou encore des semences libres. L’information en partage au service du développement des connaissances constituait le fil rouge de cette rencontre. Qu’il s’agisse du génome d’une plante, du code d’un logiciel, ou du principe d’un médicament, nous partions du constat que leur enfermement dans des droits de propriété intellectuelle sans cesse étendus nuisaient aux paysans, prisonniers de semences qu’ils n’avaient pas le droit de replanter, aux malades, privés de traitement rendus trop couteux, à la recherche, limitée dans son accès aux savoirs.
La même année, le regretté Philippe Aigrain publie « Cause commune, l’information entre bien commun et propriété » premier ouvrage francophone consacré au sujet, qui fera date. Quelques années plus tard, il sera avec Vecam l’un des fondateurs du réseau francophone des communs.
Signe que la pensée n’était pas encore aboutie, nous parlions alors de « bien commun » au singulier, synonyme d’intérêt général, confondu avec les communs au pluriel, c’est à dire des ressources partagées et gérées par un collectif qui en assure la gouvernance et la protection.
C’est progressivement, et notamment au contact de la pensée d’Elinor Ostrom qu’Hervé Le Crosnier, autre membre de Vecam, lisait déjà avant son prix Nobel de 2009, que nous avons pris conscience de toute la portée heuristique du concept de communs. Notre regard s’est progressivement décentré de la ressource et des conditions de son partage, pour mieux s’intéresser à la dynamique sociale qui l’accompagne.
Par la suite, notamment en co-organisant deux festivals internationaux – « Villes en biens communs » et « Le Temps des communs »5 –, nous avons continué à pousser la question des communs dans l’espace public, montrant en quoi ils fournissent un cadre théorique partagé à un large éventail d’initiatives citoyennes. Depuis les communs ont pris leur envol si je puis dire, et sont aujourd’hui portés et appropriés à la fois par de nombreux travaux académiques et dans une multiplicité d’arènes.
Les communs dans cette situation ne devrait-il pas alors de dépasser cet enfermement sur des valeurs en concurrence ? Et s’appuyer sur des valeurs plus globales, tout en s’assurant que chacune des valeurs individuelles soit respectée ?
Autrefois et parfois encore aujourd’hui, on appelait à gauche à « la convergence des luttes » pour dépasser cette parcellisation des émancipations que vous évoquez. Je n’aime pas tellement cette expression. Mis à part son côté suranné, deux raisons à cela. D’une part elle repose sur une vision défensive et guerrière là ou je crois que nous avons d’abord besoin d’imaginaires et d’alternatives, ce qui ne veut pas dire pour autant absence de conflictualité ou d’enjeux de pouvoirs, mais c’est l’horizon de sens porteur d’espoir qui nous manque avant tout dans la période de grand désarroi intellectuel et politique que nous traversons. D’autre part, l’idée de convergence inscrit dans nos représentations mentales l’idée d’unicité, gommant ainsi toute la complexité liée à la diversité des moteurs de l’engagement individuel et collectif, obfuscant en quelque sorte les désaccords internes aux mouvements sociaux. Il nous faut au contraire construire un espace mental politique rizhomatique, dans lequel les collectifs d’action s’assemblent et se désassemblent en fonction des objets sur lesquels ils portent leur attention et leur capacité créative.
C’est là, à mes yeux, toute la beauté et la fragilité des communs. C’est un concept qui n’écrase pas la diversité mais l’encourage. De plus il n’y a pas de hiérarchie entre les collectifs de communs, d’objet noble ou non. Elinor Ostrom prenait souvent en exemple de « commun » le collectif de voisins qui établit des règles de stationnement dans les espaces déneigés pendant le long hiver du nord de l’Amérique. Ce « micro-commun » ordinaire, infra politique, participe à sa manière à introduire du collectif et du partage dans le quotidien de ces habitants. À l’autre bout, une réflexion mondialisée est indispensable pour par exemple sanctuariser l’espace et en faire un commun, au lieu que ne prospère dans la « res nullius » actuelle les appétits des lanceurs de satellite qui transforment l’espace en gigantesque poubelle à ciel plus qu’ouvert et sans ramassage ! Entre les communs d’extrême proximité du quotidien et les communs universels à construire, il existe une infinité de communs à relier, à articuler, à faire résonner les uns avec les autres. J’évoquais tout à l’heure ce colloque fondateur de 2005. Il illustre bien mon propos : les militants du médicament, du logiciel, des semences ou de la science ouverte n’avaient jamais jusque-là pris conscience de participer à une même logique de construction de communs. Cette prise de conscience ne les a pas conduit à abandonner la spécificité de leur engagement mais leur a fourni un horizon partagé qui légitimise d’autant plus leur action.
En zoomant sur ce qui se passe dans les territoires, on observe des dynamiques collectives d’innovation sociale qui se déploient soit de manière palliative ou réparatrice face aux reculs des services publics et à l’ineffectivité des services privés, soit en mode créatif pour inventer les réponses dont nous avons besoin face aux enjeux contemporains, notamment écologiques. C’est dans ces dynamiques que s’inscrivent bon nombre d’acteurs de l’économie sociale et solidaire de proximité ainsi que les collectifs de « commoners ».
Le rôle du numérique sous domination néolibérale
Les technologies numériques jouent un rôle considérable non pas tant dans la diversification que dans l’amplification des menaces qui pèsent sur la démocratie. À cet égard, il faut distinguer deux grands ensembles de technologies.
D’une part des technologies pensées à des fins de sécurité et qui aujourd’hui nourrissent directement une surveillance de masse, je pense notamment à la reconnaissance faciale, mais aussi à des logiciels comme Pégasus, qui permet d’espionner les téléphones mobiles.
D’autre part des technologies qui poursuivent des finalités sans rapport avec la sécurité mais qui de fait peuvent contribuer à tisser une infrastructure de surveillance généralisée. En poursuivant des objectifs tous plus légitimes les uns que les autres, comme la lutte contre la fraude, la recherche médicale ou la simplification des démarches administratives, les États mettent en place un maillage de traitements informatiques contenant des données à caractère personnel toujours plus nombreux.
Ceux-ci ne posent pas de problèmes tant que les procédures de sécurité sont respectées, ce qui n’est pas toujours le cas quand on voit le nombre d’hôpitaux, pour ne citer que cet exemple, qui sont victimes de cyberattaques, et surtout tant que nos gouvernements conservent un caractère démocratique effectif. Quand je vois qu’un président des États-Unis est capable de détruire des documents classifiés ou d’encourager l’assaut du Capitole, croyez-vous que demain un homologue fait du même bois se gênerait pour aller consulter des bases de données publiques, par exemple pour recueillir des données médicales sur ses concurrents, ou pour organiser des actions discriminantes contre des catégories de population qui ne cadrent pas avec son projet idéologique ? Les effets politiques de notre édifice technologique dépendent de la solidité démocratique de nos institutions.
A 15 ans de distance, des villes touristiques comme Syracuse en été, sont totalement transformées et dénaturées par les plateformes type AirBnB, symbole de cet impact catastrophique sur le monde des villes et du tourisme.
En prenant aussi l’exemple des réseaux sociaux type Facebook, comme véhicule de valeurs de haine, de mépris pour la notion de vérité...
Mais il ne faut pas juger « le numérique » en soi, au risque de reporter sur l’outil les défauts du contexte social dans lequel il est mis en œuvre.
Comment jugez-vous le rôle du numérique, dominé comme il l’est actuellement par les plateformes et l’idéologie néolibérale ?
Ne joue-t-il pas dans ces conditions un rôle non négligeable dans cette destruction des liens sociaux et des valeurs de convivialité au sens de vivre ensemble ?
J’éviterais de parler « du numérique » de façon générique. Les technologies numériques sont plurielles, leurs concepteurs, leurs modèles économiques, leurs usages, leurs régulations tout autant. Le singulier tend à essentialiser les effets produits par les technologies quand elles rencontrent nos pratiques. De même accuser les outils de communication de la destruction de liens sociaux est un procès qui remonte… au téléphone ! Et nous n’avons jamais autant communiqué, échangé, interagi qu’aujourd’hui.
L’exemple des plateformes comme AirBnB nous oblige à penser la complexité. L’intention de ses concepteurs n’a certainement pas été de défigurer des villes par le tourisme, mais – et je crois à une forme de sincérité dans les premières publicités de ce service – au contraire de démocratiser les voyages, de secouer un secteur hôtelier dont la qualité de service laissait globalement à désirer, et d’inventer une manière de voyager plus authentique, nourrie de rencontres, tout en procurant un revenu à des personnes qui pouvaient avoir besoin. On sait ce qu’il en est advenu : les logements chez l’habitant sont devenus portion congrue pendant que fleurissaient dans les métropoles les offres de multipropriétaires, véritables petits entrepreneurs touristiques échappant aux contraintes fiscales et réglementaires, contribuant ainsi à une explosion des prix de l’immobilier et à chasser les habitants des centre-villes. Aujourd’hui un grand nombre de ces métropoles ont réagi en mettant en place des limitations à ces pratiques, soutenues parfois à l’échelle nationale par des projets de lois.
On peut avoir plusieurs lectures de cette dérive. La première consiste à en faire porter la responsabilité sur « le numérique », alors que la technologie n’a que trop bien rempli son office, c’est à dire démocratiser le tourisme. Je lui préfère une seconde qui renvoie les acteurs publics à leurs responsabilités. Les créateurs de ce type de services n’ont jamais caché leur inscription dans un capitalisme néolibéral, celui qui règne dans la Silicon Valley, et ils ont poussé leur jeu, celui qui consiste à asseoir par tous les moyens une position quasi monopolistique et à maximiser leurs profits. En revanche face à eux, les acteurs publics ont longtemps laissé prospérer ces pratiques sans les encadrer, fascinés par le monde des start-ups. À cet égard la messe n’est pas dite, quand on voit les débats récents autour d’un amendement glissé dans la loi de finance 2024 prévoyant une diminution importante de l’abattement fiscal dont bénéficient les propriétaires de meublés de tourisme, amendement auquel le gouvernement s’est opposé. Il est intéressant de comparer la politique d’encadrement d’une ville comme Barcelone, mise en place par une maire, Ada Colao, venue des mouvements pour le droit au logement et celle minimaliste d’une ville comme Milan, qui adhère au prisme libéral dans lequel s’inscrivent ces entreprises. La question n’est une fois de plus pas tellement technologique mais éminemment politique.
Plus généralement, il est certes de nombreux usages des technologies que l’on peut regretter – complotisme, fake news, harcèlement… –. Mais d’une part je ne voudrais pas que ceux-ci nous amènent à oublier tout ce qu’elles ont aussi apporté d’intéressant dans nos vies. Je pense ici à la capacité à garder des liens faibles et à interagir avec un cercle élargi de personnes ; ou à l’accès décuplé à l’information, instaurant une dose de transparence dans nos sociétés, et à une multitude de connaissances réservées jusqu’ici à une élite ; ou encore à la capacité pour tout un chacun de devenir producteur d’information, que celle-ci prenne la forme d’un simple emoticon, d’une photo ou, en version plus élaborée, d’un tuto. D’autre part, après une phase « far west » qui a grosso modo duré des années 1990 aux années 2010, on assiste à un retour du politique et des régulations, en Europe pour le moins. Le règlement général de protection des données (RGPD) en a été le premier véhicule, et la floraison de textes récemment adoptés ou en cours d’adoption – DGA, DSA, DMA, IA Act6, data act – en sont la traduction. Si ces textes sont loin d’être parfaits, ils constituent un tournant essentiel. Il nous faut collectivement encore et toujours politiser les technologies, c’est à dire les mettre en débat dans l’espace public, plutôt que de les laisser aux mains de leurs concepteurs et promoteurs.
• Corriger des défauts et des dérives criantes du numérique de plateformes marchandes. Pouvez-vous nous présenter des axes de progrès envisagés, des initiatives dans ce sens ?
• Aider, via les technologies numériques, à créer des usages plus prometteurs et humanistes dans le contexte actuel d’une société marchande et dominée par les plateformes.
Pouvez-vous nous présenter des initiatives dans ce sens, des exemples ?
Nous pouvons tirer deux fils rouges me semble-t-il. D’une part, encourager les initiatives alternatives à l’approche purement capitalistique, lorsqu’elles peuvent trouver un modèle économique, ce qui n’est pas le plus simple. De la même manière que Wikipedia a réussi à proposer une alternative mondialisée et d’accès libre aux encyclopédies historiques inaccessibles, ou qu’OpenStreetMap offre une option libre à Google Maps, il faut encourager et accompagner des alternatives dans un nombre toujours plus large de secteurs. Je pense aux « Licoornes », ces coopératives qui se déploient dans le champ de l’énergie, avec Enercoop, de la mobilité, avec MobiCoop et Railcoop, etc. Elles ont toutes pour point commun de remettre en cause le prisme proprétariste d’une manière ou d’une autre – propriété des moyens de production, propriété des créations. Dans le domaine touristique, je pense aux « Oiseaux de passage » ou à « Fairbnb.coop ».
Par ailleurs, toute l’économie n’ayant pas vocation à basculer (au moins à moyen terme !) dans l’économie sociale et solidaire, un encadrement des innovations technologiques doit être mis en place de façon itérative et délicate, de manière à ne pas brider la créativité trop tôt, à ne pas nous priver de ce que les technologies peuvent nous apporter de positif.