L’idée de ces deux enseignants était de creuser la question : « qu’est-ce qu’internet et le numérique en général peuvent apporter dans le cadre de l’éducation nationale ? ». La prof de français met des contenus pédagogiques pour le français sur un site internet, au départ un intranet, non accessible à l’extérieur du lycée. Et le prof de math, lui, met des cours, mais aussi et surtout des logiciels qui peuvent servir dans le cadre de l’enseignement. Ce premier projet s’appellera Framanet.
Petit à petit, le site grossit, grandit, il est rendu public et il prend toujours plus d’ampleur à partir de 2001. La partie réservée aux logiciels est séparé du reste du reste du site et nommée Framasoft. La partie de cours de français est aujourd’hui un site de référence, Weblettres1 , dans le milieu des enseignants de lettre.
Et en janvier 2004, il y a 20 ans, une association est créée, l’association Framasoft avec pour objectif de promouvoir la culture libre en général. Sur le site, on trouve un annuaire de logiciels éducatifs, qui, petit à petit, s’étend à d’autres types de logiciels (logiciels de retouche d’image, de musique, ...). Et peu à peu, une communauté (rapidement 2000 personnes) se crée, dans l’objectif de constituer un annuaire des logiciels libres. On est vraiment dans les années 2000, internet est très communautaire, essentiellement bénévole, très expérimental. Aussi, chacun expérimente de son côté et fait un certain nombre de publications. C’est aussi la période des blogs, etc.
A partir de 2006 - 2007, s’ouvre une nouvelle phase pour Framasoft : on expérimente d’autres projets, dont la mise en place d’un espace de publication autour du libre et du commun, le Framablog, qui est aujourd’hui encore notre principal média. On y publie à la fois des annonces, des réflexions, des interviews, des contenus courts ou parfois très longs. On y fait une forme de veille, de la curation de contenu. On lance d’autres projets, comme Framakey, qui est un ensemble de logiciels sur les clés USB (en 2007, on est encore sur un mode d’utilisation de l’informatique où il faut télécharger les logiciels, et les installer sur son ordinateur).
Framasoft 2006, c’est aussi la création d’un projet de maison d’édition, Framabook sur le principe des communs, et au sens large, des communs numériques. Les livres comme les logiciels peuvent être des communs numériques. On décide de publier des livres sous des licences libres, c’est-à-dire des licences qui permettent le partage, la réutilisation, la modification des livres par tout un chacun.
En 2013, il y a un événement, pour nous majeur, dans l’histoire du numérique, ce sont les révélations d’Edward Snowden. C’est l’été 2013. Edward Snowden, lanceur d’alerte qui est prestataire pour la NSA, les services du renseignement américain, part à l’étranger avec un certain nombre d’informations, parmi lesquelles la révélation de ce qui était plus ou moins déjà connu dans certains milieux, mais qui devient avéré : les services de renseignement américains ont industrialisé la surveillance généralisée du monde grâce à internet.
Comment ? Facebook est créé en 2006, et devient très populaire à partir de 2007, 2008. L’iPhone c’est 2007, et Google se popularise là aussi entre 2007 et 2010. L’informatique change complètement de forme en très peu d’années. Les usages changent : au lieu de télécharger des logiciels et de les installer, on les utilise au sein de son navigateur ou de son smartphone. L’essentiel de la production, à la fois intellectuelle, des lectures, du travail, ... bascule petit à petit dans le navigateur.
Et cela permet aux services de renseignement américains de se dire : si on est capable de surveiller les géants du numérique, on va pouvoir surveiller les données qui transitent chez eux. La surveillance de masse, économiquement impossible il y a quelques années, devient extrêmement peu chère : en surveillant neuf entreprises américaines, ils peuvent accéder aux données de milliards de personnes pour un coût qui est extrêmement faible.
On est après les attentats du 11 septembre 2001. Le décret américain du Patriot Act permet à l’Etat américain de dire aux entreprises américaines : vous n’avez pas le choix. Comme les États-Unis sont la cible d’attaques terroristes, vous devez donner accès à vos machines au service de renseignement américain. Et c’est exactement ce que démontre Edward Snowden.
Que peut-on faire ? Nous décidons de mettre en place la campagne « Dégooglisons Internet ». Nous mettons en place des services en ligne que les gens peuvent utiliser sans craindre qu’on exploite leur attention, leurs données, qu’on oriente leur choix ou d’être surveillés. Le logiciel libre apparait ainsi comme la réponse à ces déviances.
Pendant trois années, entre octobre 2014 et fin 2017, quasiment tous les mois, on sort un nouveau service, par exemple, Framapad pour rédiger collaborativement, Framadate pour faire les agendas en ligne, Framaforms pour faire des formulaires. C’est une période très intense, sachant que les révélations de Snowden ont fait réagir énormément de gens.
C’est aussi une période où on impulse un collectif, les Chatons, pour le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparent, Ouvert, Neutre et Solidaire. Le modèle dont on s’inspire c’est celui des AMAP : un minimum d’intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs. Le collectif réunit des artisans du numérique (la plus grosse entreprise elle doit avoir quatre ou cinq salariés) qui décident de mettre à disposition leur temps et leurs compétences pour fournir des services, comme le fait Framasoft. Chatons vise à les faire émerger ou à rendre visible sur le territoire national, en tout cas en francophonie.
Dans cette période, 2014 2020, on publie beaucoup, c’est un moment de croissance pour l’association (on passe de 2 à 10 salariés) à tel point qu’à un moment donné, ça devient très lourd pour nous. Et on décide de fermer un certain nombre de services, et de les renvoyer vers les chatons.
En parallèle de toute cette activité, on se rend bien compte que l’Education Nationale n’avance pas sur ce sujet du numérique libre et des communs. On ne peut pas lutter réellement contre Microsoft ou Apple. Le billet « Pourquoi Framasoft n’ira plus boire le thé au ministère de l’éducation nationale ? » marque la rupture formelle avec l’éducation nationale. Et on cherche des alliés pour continuer nos actions.
On ne l’a plus aujourd’hui. La raison est intéressante : Il y a deux ans, un décret impose que les associations qui veulent toucher des subventions doivent signer le « contrat d’engagement républicain » qui stipule qu’elles respectent le drapeau français, la Marseillaise, ... nous sommes très critiques ! Signer, c’est laisser place à une part d’ambiguïté, avec le risque qu’à un moment donné, une institution, typiquement une préfecture, viennent juger si tu es ou non un bon citoyen. L’objectif du gouvernement apparaît clairement : avoir un secteur associatif qui se tienne bien sage. C’est une atteinte très forte à la démocratie. Signer, c’est accepter la méfiance généralisée : nous refusons de signer ! On fait de l’éducation populaire sans avoir l’agrément, notamment aux enjeux du numérique, à l’usage de services en ligne alternatifs à ceux des géants du numérique.
En 2022, 2023, le principal changement, est de nous adresser principalement au milieu associatif et de faire du numérique anticapitaliste : on outille la société de contribution. C’est un terme qu’on reprend du philosophe Bernard Stiegler, qui parlait d’économie de contribution, et que l’on a étendu à la « société de contribution », c’est-à-dire finalement à une société des communs où ils auraient beaucoup plus de place.
Et si on vient me demander aujourd’hui ce que fait Framasoft, je réponds : nous outillons cette société de contribution, les gens qui veulent changer le monde. Je vois Framasoft aujourd’hui comme une structure d’appui sur laquelle les associations et les personnes qui composent les associations, qui essaient d’avoir un impact positif sur le monde, peuvent s’appuyer : nous n’allons pas changer le monde directement, mais fournir les planches, les clous et les marteaux pour les gens qui y travaillent.
Et le milieu associatif est à un moment charnière : si on laisse Gérald Darmanin et le contrat d’engagement républicain, si on laisse la marchandisation et la mise en concurrence des associations, le principal risque, c’est que, dans dix ans, on ait des associations genre le club sportif, où toute la dimension politique du milieu associatif aura disparu. C’est un discours que porte très bien le Collectif Associations Citoyennes.
Le premier niveau, c’est notre communication. L’identité graphique des sites de Framasoft, les dessins, ... sont adaptés au public qu’on souhaite toucher. La page d’accueil au départ ne va pas attirer la personne qui est dans l’ESS commerciale.
Le deuxième niveau concerne notre cible prioritaire : les associations. Framaspace veut être le cloud des associations, pour qu’elles puissent partager leurs fichiers, leurs contacts, leurs agendas. Nous touchons environ 1 000 associations. Et sur ces 1 000 associations, plus de 60 % travaillent sur des sujets de transitions, transition écologique, transition démocratique, transition des territoires, autour de sujets éducatifs, d’éducation populaire. Les autres (du type club de foot de telle ville) cherchent juste un espace, mais le fait de se retrouver sur ces espaces avec une majorité de gens essayant d’avoir un impact positif sur le monde, peut jouer et les entraîner vers autre chose.
Le troisième niveau concerne nos produits : tout ce que produit Framasoft appartient aux communs et est sous licence libre, tous les logiciels qu’on propose sont sous licence libre. Nous montrons qu’il est possible d’être cohérent entre ce que l’on met en place et la façon de le faire !
Sur ces trois niveaux, on essaie d’être cohérent et de tenir à distance les gens qui voudraient faire des communs compatibles avec le capitalisme.
Comment situez-vous la question de la propriété ?
La terre est en commun, mais gérer la terre, c’est compliqué. Par contre, gérer le lieu où on habite sous-forme de commun, gérer le jardin partagé sous-forme de commun, gérer le logiciel sous-forme de commun, ou gérer un livre et une publication sous-forme de commun est possible et souhaitable, mais cela demande de se départir de cette fausse nécessité de la propriété.
En interne, nous expérimentons aussi ! Comme dans toute association, il y a au sein de Framasoft des personnes qui sont plus ou moins à l’aise financièrement, des CSP plus et des personnes au RSA. Et avec la période covid, c’était évidemment très compliqué pour certaines personnes de savoir comment se nourrir. On a recréé une espèce de sécurité sociale interne à Framasoft. Un compte en banque a été créé où toutes les personnes de l’association pouvaient mettre de l’argent. Et où toutes les personnes pouvaient en retirer. Ce n’était pas l’argent de l’association, mais du collectif des cotisants individuels.
C’est vraiment un principe de sécurité, essentiellement alimentaire d’ailleurs, plus que social. Et peu importe qui vient taper dans cette caisse commune. Ce sont des gens de l’association, on agit ensemble, on se fait confiance !
Pour l’instant ça marche plutôt bien. Cela ne répond pas tout à fait à ta question, on n’est pas vraiment sur une question de commun, mais la mise en place d’un système de solidarité concret au sein de l’association est une manifestation de l’esprit des communs. Ce n’est pas dans toutes les associations que tu vas trouver ça.
Votre stratégie pourrait-elle vous conduire à aider ce genre d’initiative ?
Nous pouvons être un appui à plusieurs niveaux : à travers des compétences ; en mettant à disposition des outils ; sous-forme de partage et de retour d’expérience sur les outils. Nous développons ce type de rapport avec Mobicoop, Alternatiba, Open street map, Open food fact (une espèce de Wikipédia autour de l’alimentation), la SSA ..., qui utilisent les services de Framasoft.
L’un des niveaux d’archipellisation concerne le partage de compétences. Prenons un exemple :
Les communs numériques voient arriver énormément d’argent. Le problème, c’est que ne sont pas des vrais communs numériques, c’est du common washing. La communauté n’est pas réellement une vraie communauté. Le plus souvent, c’est l’Etat ou une entreprise qui décide. La ressource est en commun. Mais la communauté et la gouvernance ne le sont pas, ou très, très peu.
La distinction avec des communs réels est essentielle : nous cherchons une solution avec plusieurs structures et chercheurs, en réunissant des groupes, notamment autour des communs numériques. On essaie de se compter. Cela démarre.
Nous répondons aussi aux structures qui nous posent des questions, même si elles ne travaillent pas du tout sur les mêmes sujets que nous, mais que l’on estime être dans notre archipel.
Plutôt que de citer plusieurs exemples, mais je préfère parler d’Info climat : c’est une association d’amateurs et d’amatrices des questions à la fois météo et climat, et qui regroupe 4 000 adhérents au niveau national et qui souhaitait embaucher. Ils ont des petites stations météo et réunissent des climatologues et des météorologues amateurs. Ils sont dans le domaine de l’éducation populaire et des communs. Ils font des relevés météo, ils enrichissent une base de données accessible publiquement, partagent des infos, des compétences, des savoirs entre eux, etc.
Cette association nous a contacté à propos de l’embauche de leur premier salarié (être tous bénévoles devenait trop compliqué). Nous apportons notre expérience pratique pour renforcer leur commun.
Un autre mode d’entraide consiste à faire du « ruissellement » !
Framasoft est une association qui arrive à plutôt bien faire ses collectes en ligne : nous redistribuons auprès d’associations qui nous paraissent intéressantes et qui auraient besoin de 500 € pour se réunir. L’enveloppe est d’environ 5 000 € par an. C’est proche des principes de la sécurité sociale dont je te parlais tout à l’heure, c’est du don sans contrepartie. On cherche pas du tout à adhérer à la structure.