Vous distinguez deux mouvements dans cette histoire du numérique avec des articulations bien spécifiques entre capitalisme numérique et mouvement des communs.
Pouvez-vous nous présenter cette histoire et les leçons que vous en tirez ?
Mon hypothèse est qu’il existe effectivement des liens entre l’évolution du capitalisme, son économie politique et la manière dont ont évolué les communs numériques. Cette histoire l’illustre. Elle commence dans les années 80 et se déroule en deux phases.
Le « premier capitalisme numérique » des années 1990 et 2000
De 1980 à 2005, nous voyons une extension des droits de propriété intellectuelle : extension de la durée du copyright et création de brevets sur le vivant. Différentes industries y participent : les industries culturelles, celles du logiciel, de la Big Pharma, des grands semenciers. Elles cherchent à disposer de nouveaux droits exclusifs sur les œuvres, les codes, les molécules, les semences, ...
Cette évolution suscite un contre-mouvement : le logiciel libre est né en 1983, sous l’impulsion de Richard Stallman, en réaction à ces nouveaux dispositifs de privatisation défendus par l’industrie naissante du logiciel. Son but est de défendre l’ouverture du code, la collaboration entre informaticiens et le partage de l’accès à ces ressources. Par la suite, Microsoft sera particulièrement en pointe contre cette ouverture.
Dans les années 1990, le geste inaugural du logiciel libre est repris contre les grands éditeurs scientifiques (et pour le libre accès), contre les grandes entreprises de la santé (contre les brevets qui empêchent les populations dans les Suds à d’accéder aux trithérapies contre le Sida). La question de la propriété intellectuelle se cristallise comme enjeu : pour André Gorz, elle est devenue l’enjeu central pour dépasser le capitalisme (« C’est le coup d’envoi du conflit central de l’époque » dit-il dans une interview à la revue Multitudes).
Ces termes de commun et de commun numérique se déploient aux États-Unis autour de juristes comme Lawrence Lessig (créateur des licences Creative Common), de James Boyle, qui évoque un deuxième mouvement des enclosures.
Ce mouvement est-il relié aux travaux de Elinor Ostrom ?
À l’origine, ces deux mouvements sont assez indépendants : Elinor Ostrom a fait la majorité de sa carrière sur les communs physiques (forêts, pêcheries, systèmes d’irrigation ...). Pour les défenseurs de l’Open Data, de Wikipédia, c’est assez loin de leurs luttes. Mais cela va se rejoindre nous l’influence de l’une de ses collaboratrices, Charlotte Hess, avec qui elle co-édite « Understanding Knowledge as a Common ». Les théoriciens du numérique devront se positionner par rapport à Ostrom et elle-même va évoluer dans ses positions.
Les objets dont ils s’occupent sont de natures différentes :
• Les communs dont s’occupe Ostrom ne sont pas des communs d’accès universel : ce sont des communs gérés par une communauté et au bénéfice, peut-être pas exclusif mais premier, de cette communauté.
• Les communs numériques, du fait de ce qu’on appelle souvent le caractère non rival de l’information (elle ne perd aucune valeur lorsqu’on la partage) sont tout de suite conçus pour avoir un accès universel. C’est le cas des logiciels libres, c’est le cas de Wikipédia.
Yochai Benkler parle d’« open commons » pour distinguer ces nouveaux communs numériques des communs physiques étudiés par Ostrom.
Il y a par ailleurs des différences de culture entre les deux courants : Ostrom est économiste, les défenseurs du numérique sont souvent des juristes ou des politistes. Mais ils vont se rejoindre.
Comment caractériser les diverses licences qui se multiplient ?
La licence la plus utilisée est née fin 1980 : la General Public Licence. Son but est de maintenir l’ouverture et le partage de la ressource (ici le code source). Ce qui est important pour la suite, c’est que ces licences font le choix de ne pas discriminer, en matière de droits, entre les usagers, ni entre les usages. Pas de différence entre un particulier et une entreprise. Les quatre libertés (exécuter, copier, modifier, redistribuer) garanties par les licences libres sont vues comme des libertés universelles et fondamentales !
Mais le droit de propriété ne disparaît pas et le logiciel libre n’a jamais été anticapitaliste, du moins dans ses outils juridiques. Une entreprise peut utiliser le code source « open », le modifier, mais ne peut pas se l’approprier et lui donner une licence plus restrictive : le but est de protéger et de pérenniser l’ouverture de ces ressources, mais pas de s’opposer au monde marchand. Richard Stallman n’était pas opposé aux entreprises, ni au fait que l’on puisse gagner de l’argent, dès l’instant que cela respecte l’ouverture de la ressource : le fait de tirer un profit économique d’une ressource (un code, une semence, ...) n’est pas un problème si on laisse d’autres l’utiliser.
Mais il y a des dérives : par exemple les données fournies par les usagers en utilisant les services numériques sont revendues, utilisées...
On rentre là dans la deuxième phase de l’évolution de l’économie du numérique
IBM est l’une des premières grandes entreprises à avoir compris l’intérêt pour elle des logiciels libres. Les logiciels libres offrent une infrastructure technologique gratuite, dont les entreprises peuvent à tout moment disposer et qu’il aurait été très coûteux de construire. Elles ont donc intérêt à mutualiser ces briques de base que sont les logiciels libres. Mais il n’y a pas encore, dans la logique du logiciel libre, de principe de réciprocité (les entreprises ne doivent rien en retour des bénéfices qu’elles retirent des usages des logiciels libres).
Par ailleurs, les modèles économiques dans le numérique changent aussi avec les plateformes (avec Google et FaceBook comme emblèmes) : l’économie s’organise autour des données et de la publicité. La propriété intellectuelle est moins prégnante et les ressources (les codes) deviennent des ingrédients indispensables aux Gafam. La vision des grands acteurs de la Tech sur les communs numériques change : on passe de la position d’ennemis à celle d’ingrédient des entreprises.
Et certains acteurs du libre vont peu à peu se rendre compte que ce qui se passe n’est pas un phénomène d’enclosure, mais de prédation capitaliste.
Les théoriciens du libre sont donc restés dans une logique de non séparation des règles selon les usages et les usagers, permettant la prédation ?
N’aurait-il pas été plus fort de s’opposer à la fois à la logique de prédation et à celle de la propriété intellectuelle maximaliste ?
Oui, certains théoriciens du libre ont vu les grands acteurs capitalistes de la Tech comme des appuis pour faire avancer leur lutte contre les industries culturelles qui s’accrochaient aux questions de droits d’auteurs, de propriété intellectuelle, qu’ils jugeaient plus rétrogrades.
Les nouvelles plateformes étaient, dans les années 90 - 2000, en conflit avec les industries culturelles qui, évidemment, essayaient de défendre leur propriété intellectuelle maximaliste sur le net et n’y arrivaient pas. Ainsi Google, qui a rapidement racheté YouTube, a plutôt intérêt à ce que la propriété intellectuelle soit régulée de manière assez laxiste sur internet.
La discussion sur ces questions va se poursuivre dans les années 2010, à propos des licences à réciprocité. Pour les tenants des licences historiques, il n’est pas possible d’introduire de la réciprocité. Mais de nombreux projets émergent.
1. Pour Dimitri Kleiner et la gauche radicale, il faut différencier, par des licences introduisant la réciprocité, entre les grandes entreprises et des structures type associations, coopératives, ... On ne peut laisser les grandes entreprises sans payer.
2. Pour d’autres, peu importe quel type d’acteurs vous êtes, ce qui compte, c’est d’obliger dans la licence à une forme de réciprocité, que cela soit en nature pour enrichir le commun ou financièrement.
3. Dans l’industrie informatique elle-même, il y a eu des discussions. Plusieurs éditeurs ont choisi de modifier leurs licences pour d’autres plus restrictives, plus fermées (les licences open-source classiques ne leur permettant pas de faire face au pillage de leurs logiciels, par Amazon par exemple dans le cadre d’AWS).
Y a-t-il des solutions satisfaisantes ?
Si on renonce à l’universalité des usages, à la neutralité, on aura un éparpillement en une multitude de fragments de logiciels, protégés par diverses licences non compatibles, et au lieu d’avoir une ressource commune (le code) on aura une fragmentation. Par de nombreux aspects, ce serait une mauvaise chose, qui entravera la dynamique cumulative dans le monde du logiciel, et cela conduira à des conflits juridiques complexes autour de bouts de logiciels. D’un autre côté, les licences à réciprocité cherchent à répondre à un problème réel et important.
Ma position est qu’il n’y a pas vraiment de licence satisfaisante, ou en tous les cas pas pour tout le monde, tout le temps.
N’est-ce pas ce qui se dégage peu à peu avec les propositions de Framasoft : celle de « Dégooglisons Internet » et celle récente d’un nouveau modèle d’édition « Le livre en commun » ?
Framasoft a été créé par des professeurs pour défendre le logiciel libre dans le monde de l’éducation L’un des deux fondateurs, Alexis Kaufmann, professeur de mathématiques, travaille désormais au Ministère de l’Education Nationale pour promouvoir le logiciel libre.
Aujourd’hui, on voit que le libre était une condition nécessaire, mais pas suffisante pour défendre un autre numérique.
Le grand tournant a été le mouvement « Dégooglisons internet ! » lancé par Framasoft vers 2014 : ils disent alors « notre ennemi, c’est Google plus encore que Microsoft » ! Google devient l’emblème du capitalisme de surveillance. La question n’est plus seulement les enclosures, mais celle du pouvoir des géants du Net.
La réponse de Framasoft est intéressante : nous allons essayer de concurrencer la technologie sur le terrain des services qu’elles offrent, sur lesquels repose leur force. Nous allons essayer de faire la preuve qu’il est possible de faire du service autrement ; montrer par l’exemple qu’un autre numérique est possible, plus respectueux des humains.
Ce mouvement est un vrai succès et certains services ont bien marché comme Framadate ou Framapad pour faire des documents collaboratifs en ligne, y compris en termes de nombre d’utilisateurs (plus de 100 000 avec 10 salariés !). Mais cela est aussi important dans le débat public, car Framasoft est aussi une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique.
N’y a-t-il pas avec la confrontation avec les modèles économiques du monde matériel (le pense à l’édition, mais aussi aux coopératives alternatives (Mobicoop, Enercoop, CoopCycle) une évolution des communs numériques face aux plateformes ?
L’autre grande évolution, c’est ce qu’on appelle parfois les plateformes coopératives ou les plateformes alternatives. Mobicoop en est un bon exemple. Le but est de construire des plateformes numériques, mais avec une logique de commun. Elles vont concurrencer Uber, BlaBlaCar (le cas de Mobicoop) ou Airbnb par exemple1.
Cette confrontation n’est-elle pas aussi une confrontation des modèles économiques des communs avec ceux des grandes plateformes actuelles ?
Oui et on peut voir le lien avec les communs à plusieurs niveaux :
Les plateformes alternatives sont construites grâce à des logiciels libres, ce qui constitue un premier lien avec les communs. Le deuxième, peut-être plus intéressant, c’est que ce sont des plateformes coopératives, dépendant de coopératives, sous forme par exemple de SCIC.
L’entreprise coopérative elle-même va se concevoir comme une sorte de commun. Non seulement la ressource informatique va être développée grâce à des communs numériques, mais l’entreprise elle-même va essayer de se penser comme un commun.
On revient à quelque chose qui est plus proche d’Ostrom notamment sur les questions de gouvernance : l’entreprise doit être gouvernée comme un commun, de manière démocratique, avec un ensemble de parties prenantes qui vont avoir voix au chapitre. Et pour cela, la structure institutionnelle de coopérative est intéressante parce qu’elle permet justement cette ouverture de la gouvernance à une multitude de parties prenantes, et en cela elle aide à concevoir l’entreprise elle-même comme un commun.
Le principal problème de ces acteurs (par exemple, Mobicoop alternative à BlaBlaCar, ou « Les oiseaux de passage » autre conception du tourisme alternative à Airbnb) est qu’ils restent des acteurs de niche. C’est le passage à l’échelle qu’il faut réussir à penser.
Comment réagissez-vous aux propositions du groupe de recherche de Judith Rochfeld pour introduire les communs dans le droit et en particulier au concept d’échelle de communalité ?
C’est un gros travail scientifique, mais je n’ai pas encore lu le Rapport. Ce qui est intéressant, dans leur démarche générale, si je l’ai bien comprise, c’est cette idée qu’il existe dans le droit, aussi bien dans le droit privé que dans le droit public, des ressources parfois insoupçonnées qui peuvent nous permettre de défendre des logiques de commun à différents niveaux. Partir du droit tel qu’il existe, pour regarder comment certains instruments peuvent être utilisés pour avancer vers l’approche par les communs, c’est très intéressant.
Certains disent que ce qui est commun est commun, et que ce qui est privé est privé, qu’on ne peut pas être un peu les deux, qu’il ne faut pas tout mélanger.
Ce qui peut gêner certains, ce serait d’aller vers une sorte d’approche continuiste des communs ; il y aurait différents degrés de commun, on pourrait être un peu dans les communs, puis un peu plus ; on pourrait être un tiers dans les communs, et deux tiers en dehors. Pour Benjamin Coriat par exemple, il y a des choses qui sont des communs, il y a des choses qui n’en sont pas, il faut être clair. Ce sont des bons arguments.
Dans l’idée d’échelle de communalité, la distinction entre les communs et les non communs est moins tranchée.
C’est une question politique plus qu’une question scientifique : la notion de commun se prête à diverses récupérations et incompréhensions. La manière dont le terme est utilisé, notamment dans le champ politique, montre qu’on est encore loin d’une utilisation rigoureuse de cette notion. Des approches comme celles de l’échelle de communalité peuvent avoir comme effet pervers d’entretenir l’idée qu’il peut y avoir un peu de commun partout, quand bien même ce n’est pas ce que disent les auteurs du rapport.
Dans votre article « Les communs contre la propriété ? Enjeux d’une opposition trompeuse », vous analysez le rapport du Commun à la propriété.
Pouvez-vous le préciser ?
Telle que précisée par Ostrom, la question du faisceau de droits s’applique -t-elle et de quelles façons dans les communs numériques ?
Les licences libres sont une manière de subvertir le droit d’auteur et le Copyright. Mais on n’est pas hors du droit d’auteur : avec les licences libres, l’auteur décide d’utiliser ses prérogatives d’auteur pour autoriser des utilisations de la ressource qu’il a produite ; mais cela n’est pas l’absence totale de droit d’auteur.
J’ai contesté l’idée que les communs étaient contre la propriété, car ils s’appuient sur des instruments propriétaires pour les subvertir et aller vers les communs.
C’est ce que vous dites : « la réflexion sur les communs ne devrait pas en rester à une critique abstraite de la propriété » et « une sociologie du commun ne saurait se passe d’une sociologie des communs ».
Pouvez préciser cette distinction entre sociologie du commun et sociologie des communs ?
Dans leur ouvrage important, « Commun », Pierre Dardot et Christian Laval s’éloignent des positions d’Ostrom qui part, elle, d’une réflexion sur les ressources. Pour elle, les communs, ce sont des ressources, plus une communauté, plus une gouvernance ; mais la ressource est quand même un élément fondamental.
Dardot et Laval, en passant à un niveau d’abstraction supérieur, en passant du pluriel « les communs » au singulier « commun », transforment ceux-ci en un principe politique d’autogouvernement. Pour moi, il ne suffit pas d’énoncer ce principe abstrait du commun tel que Dardot et Laval l’ont pensé, mais il faut aussi aller regarder comment des collectifs ou des communautés particulières déploient et pérennisent un certain nombre de ressources, moyennant des agencements juridiques, des formes d’organisation, de gouvernance.
Et quand j’en appelais à une sociologie des communs, j’avais en tête d’aller regarder dans le détail comment les communautés s’organisent et pas simplement énoncer un principe abstrait comme celui du commun, même si, par ailleurs, j’apprécie certaines propositions avancées par Dardot et Laval.
S’il devait y avoir une évolution des principes d’Ostrom, qui s’appliquent surtout sur des objets matériels et à petite échelle (ce qui est une limite assez forte), dans quelle direction chercher ?
Ma réflexion sera partielle :
Sur la question du vocabulaire : le terme de ressources emporte potentiellement avec lui un rapport très instrumental à la nature (on se sert d’une ressource). Quand on parle des communs, il ne faut toutefois pas tomber dans l’abstraction : chez Ostrom, dans l’idée des ressources, il y a une dimension concrète à conserver. Les communs, ce sont des réalités concrètes, donc si on renonce à parler de ressources, on perd en précision.
Sur la question de l’échelle : si on veut vraiment que les communs deviennent la base d’un principe de transformation sociale et écologique de la société, il faut penser, peut être beaucoup plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, à l’articulation entre les communs et l’Etat. Ostrom a réfléchi sur le sujet, mais il faudrait compléter cette réflexion pour articuler le niveau des communautés et ceux des grandes institutions et de l’Etat. Le « Collectif pour une société des communs » et Sébastien Shulz travaillent à ce sujet.