La société du commun et la conquête de l’hégémonie face au néo libéralisme
Vous introduisez dès le départ un élément clé de votre réflexion : la notion d’« hégémonie » que vous empruntez à Gramsci. Ainsi la bourgeoisie a su, tout au long des 17e et 18e siècles en France face à la société aristocratique et à l’absolutisme, construire les bases matérielles, idéologiques, culturelles... de sa puissance et conquérir l’hégémonie qui lui a permis de conquérir le pouvoir politique et le consolider tout au long du 19ème siècle.
De même, face à la stratégie néolibérale visant une extension illimitée de la marchandisation du monde et de la domination de la nature, le mouvement de résistance à cette hégémonie néo libérale aurait, par les communs, à conquérir une forme d’hégémonie au bénéfice du vivant.
Cet exemple illustre-t-il votre position ?
Je prolonge ces concepts en utilisant celui de « subsomption » formelle et réelle de Marx : la société bourgeoise a réalisé cette subsomption formelle au sein du bloc historique qu’était l’ancien régime, pour, lorsque sa puissance avec les manufactures et la diffusion de ses valeurs ont été suffisantes, lui substituer un nouveau bloc historique. Je défends l’idée que la société des communs pourrait constituer le nouveau bloc contre-hégémonique opérant une subsomption réelle en se substituant au bloc néolibéral (on revient à Gramsci).
D’une part au niveau des rapports sociaux de production et d’échange, pour substituer des rapports alternatifs aux anciens : par exemple, la lutte à Notre Dame des Landes, où la substitution d’une zone humide (représentant le vivant) à l’aéroport (image du capitalisme) est très symbolique. Elle a deux aspects défensifs et offensifs.
D’autre part au niveau de la production et la diffusion des idées : il y a interaction entre pensée et lutte ; cette production des idées se fait par une alliance entre des activistes ou acteurs militants et des chercheurs ou intellectuels, de la société civile, qui s’allient pour porter ces nouvelles idées et chercher des débouchés politiques.
Il y a une co détermination des trois volets ; mais comme le pense Marx et Gramsci, la société politique est touchée en dernier par l’évolution, elle va résister longtemps à la poussée révolutionnaire. Il peut y avoir des petites conquêtes au cours du temps, mais l’inertie institutionnelle est forte. Aussi c’est dans les marges de l’ensemble de ces composantes que la lutte peut être menée : ainsi, nous avons cherché à introduire dans le droit des notions liées aux biens communs en préparant avec des députés un projet de loi débattu à l’Assemblée Nationale.
Et c’est d’ailleurs l’objet d’une actualisation de la pensée de Gramsci. Car les luttes n’ont plus pour épicentre l’usine (avec la perspective du socialisme) mais pour lieu les territoires. Dans les luttes, la dimension écologique devient première, et si elle devient une lutte contre le capital, c’est par rapport à la dimension écocide du capitalisme. En faisant un tour de France des territoires solidaires et des communs, j’ai pu observer ce changement : dans un village proche de Cluny, un collectif lutte contre l’extension d’une carrière ; dans l’Orne, c’est contre l’élargissement d’une nationale en deux fois deux voies. Ce n’est plus dans les usines que se déroulent principalement les luttes et lorsqu’elles s’y déroulent leur victoire dépend beaucoup de leur capacité à se relier aux enjeux du territoire.
D’une part, la délocalisation du travail vers le Sud a considérablement réduit le nombre d’usines dans les pays développés, où, par ailleurs, le travail s’est précarisé (par exemple, les livreurs de Deliveroo) et s’effectue de plus en plus hors de l’usine. Cela explique la fin de l’usine, mais pas pourquoi le territoire est devenu le lieu des luttes.
D’autre part, si en Europe, le capitalisme a amélioré les conditions de vie des populations, avec la destruction de la biodiversité, la raréfaction des ressources, la transformation du climat, il a profondément détruit l’habitabilité de la Terre, des territoires. Le vivant, c’est le territoire, d’où leur rôle éminent dans la lutte pour la vie.
Le mouvement des communs et les territoires en commun
Pouvez-vous présenter cette idée de Communs et résumer son évolution ? Comment situez-vous les grands communs « mondiaux » que sont le climat, la biodiversité ?
Deux facteurs expliquent le renouveau des communs : dans les années 1980, la volonté de main mise par divers groupes sur la propriété des logiciels (par exemple, en 1980 le Copyright Act donne aux créateurs de logiciels le contrôle sur la copie, la vente et la location de leurs œuvres sous certaines conditions) provoque une résistance importante et la naissance des communs numériques protégeant leur ouverture par diverses licences.
De même, les tentatives de breveter des semences par des groupes comme Monsanto visent à mettre la main sur le vivant : les résistances paysannes obtiennent le principe de non appropriation du vivant, considéré comme bien commun.
Une seconde vague d’enclosure et d’appropriation privée de biens communs va porter sur les forêts (ressource commune des peuples d’Amazonie, par exemple) et sur le sous-sol va provoquer des résistances de communautés organisées pour gérer ces ressources au nom des communs.
La troisième vague se développe dès 2010 et concerne la résistance contre les transferts de biens publics vers le privé : l’exemple emblématique est l’occupation en 2010 d’un théâtre public à Rome qui fait échec à la tentative de la ville de le céder au privé. On voit ainsi la naissance de communs urbains.
Chacun de ces communs sont différents. Mais la chercheuse américaine, Elinor Ostrom, qui obtiendra pour cela le prix Nobel, met en évidence leur structure commune qui définit les communs : pour défendre une ressource menacée que sont les biens communs, une Communauté se crée, se dote de règles et d’une gouvernance démocratique permettant la gestion durable de la ressource menacée. Les communs sont des alternatives à la fois au marché et à l’État, constitués par leur mission spécifique : la défense de la durabilité d’un bien commun menacé.
Dans le renouveau des communs, ce qui est nouveau, c’est leur dimension politique : ils se posent comme alternative politique à la société capitaliste et à l’État pour protéger les ressources que le capitalisme menace. Deux autres attributs doivent être signalés :
• Une sorte de gouvernement de l’immanence : cette communauté met en place un gouvernement démocratique du « faire en commun », où chacun est à égalité. « Ce sont ceux qui font qui décident ». Ainsi lors du COVID, il fallait que des personnes agissent ensemble et à égalité, dans une urgence démocratique, pour faire fonctionner la chaîne des nécessités vitales.
• Un universalisme non aligné : les communs défendent l’accès (au) et les usages durables des ressources sous la forme de droits fondamentaux universels, mais pas uniformes, c’est-à-dire en prenant en compte les diversités concrètes nées de l’histoire. Aucun territoire ne cherche à aligner les autres.
Qu’en pensez-vous ?
Il y a dix ans, beaucoup de partisans des communs pouvaient nous dire que « non, dès qu’il y avait une collectivité territoriale, on n’était plus dans un commun, parce que c’était soit public, soit commun, on ne pouvait pas avoir les deux ». L’échelle de communalité permet d’avoir cette souplesse et de concevoir des communs qui peuvent être portés avec des collectivités publiques locales.
La ville de Thiers a souhaité passer d’une gestion « publique – privé » organisée avec le groupe Saur, à une régie municipale de l’Eau étendue à l’échelle intercommunale, mais sous la forme d’un commun. Qu’est-ce que cela signifie ?
• Que les différents usages peuvent être débattus, et validés collectivement.
• Que les divers usagers (agriculteurs, industriels, habitants des quartiers comme ceux qui ont des piscines) doivent discuter de l’évolution de leurs usages pour répondre à la raréfaction de l’Eau sur le territoire qui est maintenant régulièrement en stress hydrique.
• Que cela peut déboucher sur des tarifs différenciés de l’Eau.
• Qu’il faut imaginer une gouvernance démocratique de cette ressource.
L’échelle de communalité permet d’imaginer ce type de gouvernance démocratique. Le droit est un enjeu majeur dans notre lutte, mais il ne change que si les forces sociales sont au rendez-vous, que s’il y a un rapport de force pour le faire évoluer.
Je présente dans le livre la lutte très dure d’un collectif « Douar Didoull » dans une forêt bretonne, pour conserver un droit d’usage en commun d’une forêt, remis en cause par la vente par l’État à un Groupe australien Variscan Mines d’un « permis exclusif de recherche minière ». L’État a été obligé de rembourser Variscan et la forêt est restée forêt domaniale.
Comment situez-vous l’ESS vis-à-vis des communs ? Qu’appelez-vous « ESS en commun » ?
Pourquoi ? Parce que la manière usuelle de définir l’ESS, celle par laquelle elle se définit, c’est d’être un ensemble d’organisations qui ont des caractéristiques communes liées à des statuts (association, mutuelle, coopérative). Cette définition ne permet pas à l’ESS de se positionner comme alternative au capitalisme. Les communs poussent l’ESS à se définir dans leur rapport à l’économie dominante : on y distingue en fait trois familles. Deux de ces familles participent à l’économie néolibérale.
Il s’agit d’une part des coopératives financiarisées (les banques coopératives, les mutuelles, les grandes coopératives agricoles de l’agro-alimentaire, ...). Une partie importante de leurs activités dépend des marchés financiers et se cale sur eux. Une autre partie est satellisée par l’état néolibéral, c’est tous les organismes du secteur social et médico-social.
Qu’est-ce qui reste ? La partie de l’ESS participant à une économie alternative, beaucoup plus réduite : c’est ce que j’appelle « l’ESS en commun », qui, sur les territoires, vont s’associer à des collectivités et des entreprises classiques, pour développer des stratégies de mutualisation et de coopération pour un développement durable et solidaire du territoire. Elles ne sont plus dans l’orbite néolibérale ; leur référentiel n’est plus le référentiel néolibéral, mais celui de la valeur pour le territoire.
Et je prends comme exemple de cette ESS en commun, certains pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) et certaines expérimentations de Territoires zéro chômeur de longue durée. Elles se trouvent associées à des organisations d’un autre type (public, privé classique) avec un objectif de Commun, celui d’un territoire durable, solidaire, qui porte une alternative. L’ESS devient ainsi plus grande qu’elle-même. Elle est bousculée en quelque sorte par les communs.
Les entreprises à but d’emploi (EBE) sont un exemple de nouveau mode d’entrepreneuriat. Ce n’est plus l’entreprise qui décide seule de son activité sur le marché : les décisions stratégiques doivent être aussi validées par le territoire, c’est-à-dire le comité local pour l’emploi. C’est une décision politique, multifactorielle, multidimensionnelle tendue par la question de l’emploi sur le territoire zéro chômeur. Le référentiel de l’EBE, c’est plus le marché, c’est le territoire, un territoire construit par les acteurs qui sont au sein du comité local pour l’emploi présidé par le maire de la commune.
Pouvez-vous préciser cette stratégie et ces notions de « territoires en commun » et de « structure de plus en plus intégrale et translocale » ?
Cette stratégie de l’encerclement est à promouvoir et c’est à fur et à mesure que les territoires en commun peuvent agréger leurs forces en ayant une structure de plus en plus intégrale – recouvrant l’ensemble de nos rapports de production et d’échange – et de plus en plus translocale – en reliant l’échelle locale aux échelles supra-locales jusque et y compris mondiale
L’ESS financiarisé et l’ESS a minima peuvent être des alliés disponibles : dans ces grandes banques coopératives, il y a des personnes qui refusent la manière dont elles ont évolué et elles souhaitent qu’elles retrouvent un rôle de boussole dans le financement de projets de valeur sur les territoires. On retrouve ainsi l’idée qu’il faut d’autres référentiels, par exemple la comptabilité Care. Et cet encerclement n’aura d’importance que s’il y a un rapport de force avéré imposant une réorientation du capital et de l’État.
Rédacteur en chef d’Alters Média - Décembre 2023