Une recherche sur le potentiel de transformation sociale des communs
Publié le 27 novembre 2024 par clem.alx
Hervé Defalvard

Économiste et Responsable de la chaire ESS de l’université Gustave Eiffel, auteur de « La société du commun, Pour une écologie politique et culturelle des territoires »

La recherche d’Hervé Defalvard porte sur le potentiel de transformation radicale et démocratique que représentent les Communs dans notre monde en complet bouleversement. Les territoires sont les lieux où se manifestent les destructions induites par le capitalisme, où s’expriment les luttes et le potentiel des communs.
Ils portent une dimension politique unique du fait de leur objet (la défense collective et démocratique des droits d’une communauté attachée à la durabilité de ressources menacées), de leur capacité à associer divers acteurs dans ces communautés dans l’action.

La société du commun et la conquête de l’hégémonie face au néo libéralisme

 

Votre livre « La société du commun, Pour une écologie politique et culturelle des territoires » cherche à montrer comment les Communs peuvent être une stratégie pour sortir du néolibéralisme comme dernière version du capitalisme.
Vous introduisez dès le départ un élément clé de votre réflexion : la notion d’« hégémonie » que vous empruntez à Gramsci. Ainsi la bourgeoisie a su, tout au long des 17e et 18e siècles en France face à la société aristocratique et à l’absolutisme, construire les bases matérielles, idéologiques, culturelles... de sa puissance et conquérir l’hégémonie qui lui a permis de conquérir le pouvoir politique et le consolider tout au long du 19ème siècle.
De même, face à la stratégie néolibérale visant une extension illimitée de la marchandisation du monde et de la domination de la nature, le mouvement de résistance à cette hégémonie néo libérale aurait, par les communs, à conquérir une forme d’hégémonie au bénéfice du vivant.
Cet exemple illustre-t-il votre position ?
Oui, ce parallèle est juste, à manier avec précaution car les conditions ne sont pas identiques. La critique du système dominant actuel, le néolibéralisme, m’a conduit à cet emprunt du concept d’hégémonie à Gramsci, ainsi que des concepts de « bloc historique » (qui structure la société en infrastructure, société civile et société politique), celui d’intellectuel organique (relié à des forces sociales), de crise hégémonique. Cela donne une architecture, une colonne vertébrale au livre.
Je prolonge ces concepts en utilisant celui de « subsomption » formelle et réelle de Marx : la société bourgeoise a réalisé cette subsomption formelle au sein du bloc historique qu’était l’ancien régime, pour, lorsque sa puissance avec les manufactures et la diffusion de ses valeurs ont été suffisantes, lui substituer un nouveau bloc historique. Je défends l’idée que la société des communs pourrait constituer le nouveau bloc contre-hégémonique opérant une subsomption réelle en se substituant au bloc néolibéral (on revient à Gramsci).

 

Cette hégémonie serait donc à acquérir dans chaque domaine de la vie sociale, avec tous les outils à la disposition de la société et à toutes les échelles territoriales ?
Oui, d’ailleurs Gramsci sort en partie du matérialisme historique, et en tous cas de la surdétermination de la société civile et politique par l’infrastructure : il affirme le rôle de l’intellectuel au sein de la société civile dans la réalisation d’une alternative sociétale. Mais c’est au niveau de l’infrastructure (et des rapports sociaux de production et d’échange) que se situe la première bataille contre le capitalisme. Elle a deux volets :
D’une part au niveau des rapports sociaux de production et d’échange, pour substituer des rapports alternatifs aux anciens : par exemple, la lutte à Notre Dame des Landes, où la substitution d’une zone humide (représentant le vivant) à l’aéroport (image du capitalisme) est très symbolique. Elle a deux aspects défensifs et offensifs.
D’autre part au niveau de la production et la diffusion des idées : il y a interaction entre pensée et lutte ; cette production des idées se fait par une alliance entre des activistes ou acteurs militants et des chercheurs ou intellectuels, de la société civile, qui s’allient pour porter ces nouvelles idées et chercher des débouchés politiques.
Il y a une co détermination des trois volets ; mais comme le pense Marx et Gramsci, la société politique est touchée en dernier par l’évolution, elle va résister longtemps à la poussée révolutionnaire. Il peut y avoir des petites conquêtes au cours du temps, mais l’inertie institutionnelle est forte. Aussi c’est dans les marges de l’ensemble de ces composantes que la lutte peut être menée : ainsi, nous avons cherché à introduire dans le droit des notions liées aux biens communs en préparant avec des députés un projet de loi débattu à l’Assemblée Nationale.
 
 
Il me semble que le raisonnement le plus facile à faire accepter pour présenter la stratégie des communs, ce n’est pas de faire référence à Marx et à Gramsci, mais de partir d’une analyse concrète de la réalité.
Le livre ne propose pas de raisonner autrement !
Et c’est d’ailleurs l’objet d’une actualisation de la pensée de Gramsci. Car les luttes n’ont plus pour épicentre l’usine (avec la perspective du socialisme) mais pour lieu les territoires. Dans les luttes, la dimension écologique devient première, et si elle devient une lutte contre le capital, c’est par rapport à la dimension écocide du capitalisme. En faisant un tour de France des territoires solidaires et des communs, j’ai pu observer ce changement : dans un village proche de Cluny, un collectif lutte contre l’extension d’une carrière ; dans l’Orne, c’est contre l’élargissement d’une nationale en deux fois deux voies. Ce n’est plus dans les usines que se déroulent principalement les luttes et lorsqu’elles s’y déroulent leur victoire dépend beaucoup de leur capacité à se relier aux enjeux du territoire.

 

Et pourquoi selon vous cette évolution, étrange du point de vue marxiste ?
Il n’y a pas d’analyse de ce passage dans le livre, mais on peut exprimer deux raisons :
D’une part, la délocalisation du travail vers le Sud a considérablement réduit le nombre d’usines dans les pays développés, où, par ailleurs, le travail s’est précarisé (par exemple, les livreurs de Deliveroo) et s’effectue de plus en plus hors de l’usine. Cela explique la fin de l’usine, mais pas pourquoi le territoire est devenu le lieu des luttes.
D’autre part, si en Europe, le capitalisme a amélioré les conditions de vie des populations, avec la destruction de la biodiversité, la raréfaction des ressources, la transformation du climat, il a profondément détruit l’habitabilité de la Terre, des territoires. Le vivant, c’est le territoire, d’où leur rôle éminent dans la lutte pour la vie.
 

Le mouvement des communs et les territoires en commun

Vous décrivez les Communs à partir de leur histoire : la réaction au début des années 1980 contre les privatisations du vivant et du numérique ; celles des années 2010 vis-à-vis des enclosures néolibérales portant sur la vie sociale et urbaine.
Pouvez-vous présenter cette idée de Communs et résumer son évolution ? Comment situez-vous les grands communs « mondiaux » que sont le climat, la biodiversité ?
Nous constatons un renouveau des communs, mais ceux-ci étaient déjà à la base des sociétés traditionnelles qui géraient selon ce mode collectif les ressources naturelles (l’eau, les forêts, les pâturages). Le capitalisme, en détruisant les communs par ses enclosures, a profondément détruits ces modes de gestion. Sous sa forme coloniale, il a poursuivi cette éradication dans les pays colonisés. Ce phénomène de marchandisation, développé avec la complicité de l’État, a été décrit par Marx.
Deux facteurs expliquent le renouveau des communs : dans les années 1980, la volonté de main mise par divers groupes sur la propriété des logiciels (par exemple, en 1980 le Copyright Act donne aux créateurs de logiciels le contrôle sur la copie, la vente et la location de leurs œuvres sous certaines conditions) provoque une résistance importante et la naissance des communs numériques protégeant leur ouverture par diverses licences.
De même, les tentatives de breveter des semences par des groupes comme Monsanto visent à mettre la main sur le vivant : les résistances paysannes obtiennent le principe de non appropriation du vivant, considéré comme bien commun.
Une seconde vague d’enclosure et d’appropriation privée de biens communs va porter sur les forêts (ressource commune des peuples d’Amazonie, par exemple) et sur le sous-sol va provoquer des résistances de communautés organisées pour gérer ces ressources au nom des communs.
La troisième vague se développe dès 2010 et concerne la résistance contre les transferts de biens publics vers le privé : l’exemple emblématique est l’occupation en 2010 d’un théâtre public à Rome qui fait échec à la tentative de la ville de le céder au privé. On voit ainsi la naissance de communs urbains.
Chacun de ces communs sont différents. Mais la chercheuse américaine, Elinor Ostrom, qui obtiendra pour cela le prix Nobel, met en évidence leur structure commune qui définit les communs : pour défendre une ressource menacée que sont les biens communs, une Communauté se crée, se dote de règles et d’une gouvernance démocratique permettant la gestion durable de la ressource menacée. Les communs sont des alternatives à la fois au marché et à l’État, constitués par leur mission spécifique : la défense de la durabilité d’un bien commun menacé.
Dans le renouveau des communs, ce qui est nouveau, c’est leur dimension politique : ils se posent comme alternative politique à la société capitaliste et à l’État pour protéger les ressources que le capitalisme menace. Deux autres attributs doivent être signalés :
• Une sorte de gouvernement de l’immanence : cette communauté met en place un gouvernement démocratique du « faire en commun », où chacun est à égalité. « Ce sont ceux qui font qui décident ». Ainsi lors du COVID, il fallait que des personnes agissent ensemble et à égalité, dans une urgence démocratique, pour faire fonctionner la chaîne des nécessités vitales.
• Un universalisme non aligné : les communs défendent l’accès (au) et les usages durables des ressources sous la forme de droits fondamentaux universels, mais pas uniformes, c’est-à-dire en prenant en compte les diversités concrètes nées de l’histoire. Aucun territoire ne cherche à aligner les autres.
 
 
Toutes les spécificités ne sont pas gommées comme pourrait le faire le capital financier, qui va réduire les relations humaines concrètes en un chiffre unique : une plus-value.
Oui, les communs s’organisent pour qu’il y ait une possibilité d’épanouissement, de ce que j’appelle une « plus-value de vie » sur les territoires (vie des humains comme des non humains) qui s’oppose à la plus-value du capital.

 

Les notions d’« échelle de communalité » développées sous la direction de Judith Rochfeld sont extrêmement utiles pour renouveler le droit bien sûr, mais aussi pour tracer une route stratégique sur le chemin de la transformation, positionner les divers efforts des acteurs.
Qu’en pensez-vous ?
Le droit en France, avec notre code Napoléon, est un verrou : il existe des pays plus ouverts au communs que la France. Il y a donc un enjeu stratégique à faire sauter ce verrou. L’un des avantages de l’échelle de Communalité promue notamment par Judith Rochfeld est d’abord qu’elle permet de sortir de la querelle entre public et privé. C’est aussi de permettre d’être proche des réalités, de leur complexité, et de pouvoir s’adapter souplement. J’en discute dans le livre.
Il y a dix ans, beaucoup de partisans des communs pouvaient nous dire que « non, dès qu’il y avait une collectivité territoriale, on n’était plus dans un commun, parce que c’était soit public, soit commun, on ne pouvait pas avoir les deux ». L’échelle de communalité permet d’avoir cette souplesse et de concevoir des communs qui peuvent être portés avec des collectivités publiques locales.
La ville de Thiers a souhaité passer d’une gestion « publique – privé » organisée avec le groupe Saur, à une régie municipale de l’Eau étendue à l’échelle intercommunale, mais sous la forme d’un commun. Qu’est-ce que cela signifie ?
• Que les différents usages peuvent être débattus, et validés collectivement.
• Que les divers usagers (agriculteurs, industriels, habitants des quartiers comme ceux qui ont des piscines) doivent discuter de l’évolution de leurs usages pour répondre à la raréfaction de l’Eau sur le territoire qui est maintenant régulièrement en stress hydrique.
• Que cela peut déboucher sur des tarifs différenciés de l’Eau.
• Qu’il faut imaginer une gouvernance démocratique de cette ressource.
L’échelle de communalité permet d’imaginer ce type de gouvernance démocratique. Le droit est un enjeu majeur dans notre lutte, mais il ne change que si les forces sociales sont au rendez-vous, que s’il y a un rapport de force pour le faire évoluer.
Je présente dans le livre la lutte très dure d’un collectif « Douar Didoull » dans une forêt bretonne, pour conserver un droit d’usage en commun d’une forêt, remis en cause par la vente par l’État à un Groupe australien Variscan Mines d’un « permis exclusif de recherche minière ». L’État a été obligé de rembourser Variscan et la forêt est restée forêt domaniale.

 

Vous écrivez : « C’est en sortant de l’entre-soi de l’ESS que l’ « ESS en commun » construit le territoire en commun comme sa raison d’être ».
Comment situez-vous l’ESS vis-à-vis des communs ? Qu’appelez-vous « ESS en commun » ?
Cette rencontre entre l’ESS et les communs est très importante. Après le prix Nobel d’Elinor Ostrom en 2009, lorsque les communs ont commencé à être diffusés dans la société civile et l’espace intellectuel, beaucoup de personnes dont moi-même avons senti que les communs avaient une dimension plus politique que l’ESS, qu’ils pouvaient être une alternative au capitalisme.
Pourquoi ? Parce que la manière usuelle de définir l’ESS, celle par laquelle elle se définit, c’est d’être un ensemble d’organisations qui ont des caractéristiques communes liées à des statuts (association, mutuelle, coopérative). Cette définition ne permet pas à l’ESS de se positionner comme alternative au capitalisme. Les communs poussent l’ESS à se définir dans leur rapport à l’économie dominante : on y distingue en fait trois familles. Deux de ces familles participent à l’économie néolibérale.
Il s’agit d’une part des coopératives financiarisées (les banques coopératives, les mutuelles, les grandes coopératives agricoles de l’agro-alimentaire, ...). Une partie importante de leurs activités dépend des marchés financiers et se cale sur eux. Une autre partie est satellisée par l’état néolibéral, c’est tous les organismes du secteur social et médico-social.
Qu’est-ce qui reste ? La partie de l’ESS participant à une économie alternative, beaucoup plus réduite : c’est ce que j’appelle « l’ESS en commun », qui, sur les territoires, vont s’associer à des collectivités et des entreprises classiques, pour développer des stratégies de mutualisation et de coopération pour un développement durable et solidaire du territoire. Elles ne sont plus dans l’orbite néolibérale ; leur référentiel n’est plus le référentiel néolibéral, mais celui de la valeur pour le territoire.
Et je prends comme exemple de cette ESS en commun, certains pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) et certaines expérimentations de Territoires zéro chômeur de longue durée. Elles se trouvent associées à des organisations d’un autre type (public, privé classique) avec un objectif de Commun, celui d’un territoire durable, solidaire, qui porte une alternative. L’ESS devient ainsi plus grande qu’elle-même. Elle est bousculée en quelque sorte par les communs.
 
 
L’évolution de l’entreprenariat est aussi un élément important de la transformation à mener. Qu’en pensez-vous ?
Avec des collègues du parti communiste, nous avons rédigé une proposition de loi « Entreprise et Territoire, nouvelle régulation démocratique ». Il s’agissait de donner un droit aux collectivités territoriales sur des entreprises qui pourraient être délocalisées : ce droit de préemption deviendrait actif si se constituait un collectif avec un projet de développement économique et social sur le territoire. Ce projet de loi d’expérimentation a été présenté dans une commission du sénat, mais n’est pas allé plus loin.

 

Le projet de comptabilité alternative, CARE, est un outil pour mesurer les impacts sociaux et environnementaux que l’activité de production d’une entreprise peut engendrer. Qu’en pensez-vous ?
La comptabilité écosystémique a permis de déconstruire le capital d’une entreprise, de ne plus limiter le capital aux seuls capitaux financiers, mais d’y introduire le capital social et environnemental. C’est encourageant. Est-ce que c’est suffisant ? Bien sûr que non. Il faut avoir une vision sur le long terme : la société bourgeoise a elle-même pris le pouvoir sur l’ancien régime en l’affaiblissant peu à peu et dans la durée. La société du commun verra le jour à travers un processus de longue haleine.
Les entreprises à but d’emploi (EBE) sont un exemple de nouveau mode d’entrepreneuriat. Ce n’est plus l’entreprise qui décide seule de son activité sur le marché : les décisions stratégiques doivent être aussi validées par le territoire, c’est-à-dire le comité local pour l’emploi. C’est une décision politique, multifactorielle, multidimensionnelle tendue par la question de l’emploi sur le territoire zéro chômeur. Le référentiel de l’EBE, c’est plus le marché, c’est le territoire, un territoire construit par les acteurs qui sont au sein du comité local pour l’emploi présidé par le maire de la commune.

 

Votre idée centrale concerne la notion de « territoires en commun ». Pour vous, « la subsomption réelle du capitalisme par les communs interviendra par le développement de territoires en commun, à partir de leur structure de plus en plus intégrale et translocale ».
Pouvez-vous préciser cette stratégie et ces notions de « territoires en commun » et de « structure de plus en plus intégrale et translocale » ?
Notre stratégie est en fait une stratégie d’encerclement de la grande entreprise et de l’État par les territoires ! Les grandes entreprises, avec leurs capacités de production, peuvent être utiles mais elles doivent être adaptées aux communs : ainsi, en Bretagne, dans la région de Redon, le Parc éolien citoyen a-t-il « encerclé » Enedis, en délivrant de l’électricité à tout le Canton (8 000 habitants). Si tous les territoires faisaient de même, ils auraient le pouvoir d’orienter la production d’électricité et d’énergie. Ainsi, les défenseurs de la forêt et leur collectif Douar Didoull ont-ils encerclé l’entreprise minière australienne Variscan. Et à Rome, les défenseurs du Théâtre menacé ont-ils fait reculer la ville.
Cette stratégie de l’encerclement est à promouvoir et c’est à fur et à mesure que les territoires en commun peuvent agréger leurs forces en ayant une structure de plus en plus intégrale – recouvrant l’ensemble de nos rapports de production et d’échange – et de plus en plus translocale – en reliant l’échelle locale aux échelles supra-locales jusque et y compris mondiale
L’ESS financiarisé et l’ESS a minima peuvent être des alliés disponibles : dans ces grandes banques coopératives, il y a des personnes qui refusent la manière dont elles ont évolué et elles souhaitent qu’elles retrouvent un rôle de boussole dans le financement de projets de valeur sur les territoires. On retrouve ainsi l’idée qu’il faut d’autres référentiels, par exemple la comptabilité Care. Et cet encerclement n’aura d’importance que s’il y a un rapport de force avéré imposant une réorientation du capital et de l’État.
 
Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Décembre 2023