Comment avez-vous plongé dans cette question de l’alimentation ?
Comprendre l’alimentation, c’est la saisir comme système alimentaire, c’est comprendre qu’il faut des activités de production agricole, de transformation de ces produits, de logistique, de dispositifs techniques et enfin des lieux et des produits à consommer, pour pouvoir manger. On ne peut manger sans cet ensemble d’activités : ce qui compte ce sont les conditions sociales (travail, rémunération, organisation, etc.) dans lesquelles tout cela est produit. Les questions de la logistique, mais aussi des déchets sont importantes et transversales au système.
Cette vision systémique renouvelle la politisation de l’alimentation : c’est à partir d’elle qu’apparaît le concept de « démocratie alimentaire », fin 90, dans la mouvance du contre-sommet sur la sécurité alimentaire, organisé par des organisations agricoles (Campesina) en 1996. Ce contre-sommet constate que la paysannerie, à l’échelle internationale, à la base de l’alimentation, a du mal à vivre et elle-même à se nourrir.
Le concept de souveraineté alimentaire et la remise en question de la façon dont celle -ci est pensée et calculée par les organisations internationales dont la FAO, émergent dans ce contexte. Ce calcul, basé sur un simple ratio de la production sur le nombre d’humains, se fait sans tenir compte, ni des réalités propres à chaque région et son système alimentaire, ni du contexte global : c’est dans les années 80 que l’on voit apparaître l’accélération des industries agro-alimentaires et la mise en place des accords commerciaux internationaux. La création de l’Organisation Mondial du Commerce en 1994 intègre l’agriculture comme une marchandise comme une autre : obligation de baisse des subventions à l’exportation, baisse des droits de douane, baisse des subventions à la consommation locale, etc… La souveraineté alimentaire assurée avant ces accords disparaît au profit d’un système alimentaire mondialisé.
A partir de là, en 1998, s’élabore (avec Tim Lang) une autre façon de penser, dont le concept central est la démocratie alimentaire. Les États ne peuvent plus réguler efficacement car le système alimentaire devient mondialisé (le Big Food) est assujetti aux accords de l’OMC. En outre les scandales sanitaires dont celui de la Vache Folle au début des années 1990 renforcent cette idée de démocratie alimentaire : c’est aux citoyens et citoyennes de reprendre la main sur leurs systèmes alimentaires dès maintenant.
Tout cela s’appuie sur la repolitisation de la question alimentaire à travers divers mouvements à l’échelle internationale : aux US, le mouvement Food Citizen et le CSA qui est une forme d’AMAP ; au Japon le mouvement des Tékés qui s’appuie sur le mouvement des femmes en lutte contre la pollution des sols après les attaques nucléaires ; en France, avec l’arrivée des premières AMAP en 2001le renouveau des groupements d’achats modernes – reliant producteurs et familles qui existent depuis la seconde guerre mondiale.
Cette politisation s’effectue à travers le renouvellement des circuits courts (reliant producteurs et consommateurs) en rapport avec les conditions de production sociale et environnementale des aliments, de l’achat local en vue d’assurer un revenu agricole correct et la santé des consommateurs. Deux évènements vont accélérer le mouvement : la décision du Ministère de l’agriculture de prendre en compte et valoriser ces circuits courts ; les émeutes de la faim en ville dans les pays du Sud, qui soulignent aussi que le problème alimentaire prend une dimension très sensible en ville et se politise.
La presse va ainsi relayer à partir de 2008, ces préoccupations de la société à travers des articles concernant essentiellement la question agricole et la précarité alimentaire. L’augmentation de ces articles est exponentielle encore aujourd’hui. Cette fabrique journalistique relatant initiatives, situation macro-économique participe à ce processus de politisation.
La recherche académique commence à s’intéresser au renouvellement des circuits courts, à produire des connaissances à ce sujet, notamment à l’INRAE : je me rends compte alors que les personnes à petits budgets sont absentes par exemple dans ce système des AMAP.
J’ai suivi la création du MIRAMAP (Mouvement inter régional des AMAP), dont les fondateurs étaient des hommes, très outillés sur les questions agricoles et de politique agricole, avec un fort consensus entre eux : ils vont orienter le mouvement, où règne une grande diversité.
La Charte qui est adoptée à ce moment, définit ce que l’on appelle AMAP, leur mode de fonctionnement et leur mode de création. Elle élabore ce qui sera appelée la « garantie participative » (une innovation qui soutient la politisation de la question alimentaire) ; elle sert de base à ce mouvement. Néanmoins, la rédaction de la Charte, qui lance le mouvement, masque l’existence de certains dissensus. Elle s’appuie sur l’adhésion enthousiaste des personnes envers des idées, qui n’ont pas encore été confrontées aux réalités. Elle défend un modèle qui va concerner principalement les classes moyennes avec un certain niveau d’éducation. Cependant elle invisibilise le travail important des femmes qui assurent une bonne partie du quotidien du fonctionnement de ces amap.
Les dissensus au sein du mouvement se sont manifestés dès l’origine, notamment à Marseille : le réseau animé par des femmes dont une chercheuse, porte l’idée de Collectifs locaux et de démocratie participative, d’alliance avec les luttes sur l’environnement (en particulier l’utilisation des pesticides) et pour l’accès au foncier et entre autres dans ce qui peut être les prémisses de l’agriculture urbaine. La création du MIRAMAP ne valorise pas la réalité de ce réseau dont le fonctionnent se ramifie dans plusieurs espaces concernant les activités nécessaires au système alimentaire et notamment dans sa reterritorialisation. À ce moment-là, le Miramap fait le choix d’une organisation verticale.
Mon hypothèse est la suivante : si les femmes très engagées dans les amap, au moment de la fondation du Miramap avaient pu prendre la main, on aurait aujourd’hui un mouvement alternatif beaucoup large qu’il ne l’est, basé sur une organisation de besoins adossés à la vie quotidienne. Tout est question de timing et de conscientisation et à cette époque, d’une part le mouvement féministe était fragmenté et peu sur ces questions et d’autre part, l’expérience inspirante du mouvement des femmes japonaises est restée dans les contraintes patriarcales habituelles.
Ce mouvement social, que j’appelle Agricolo-alternatif, croise des organisations reconnues comme des vecteurs d’un mouvement alternatif par l’État comme par exemple les CIVAM. Le syndicat agricole la Confédération paysanne et l’association de soutien « Les amis de la Confédération » allié.es naturels, intègrent l’alimentation et donc les consommateurs et consommatrices, dans leur stratégie et ainsi ils participent à renforcer ce mouvement social autour de l’accès à une alimentation de qualité. Ils auront un rôle important dans la création du collectif SSA.
De plus, il faut comprendre que dans ce mouvement autour de l’alimentation, il y a deux entrées de revendications et de luttes :
• celle de l’agriculture avec un soutien à l’agriculture paysanne,
• celle de la précarité alimentaire et des réponses sociales pour la population pauvre.
Ces deux entrées, soutenues par les politiques publiques cernent les projets alimentaires. D’où la connexion à partir du milieu des années 2010 entre les participant.es du soutien à l’agriculture paysanne avec les milieux de l’action sociale. Cette connexion est une avancée pour le mouvement social et un pas de plus vers le projet de SSA. Cependant le modèle de la démocratie reste celui de la participation mise en place par ceux et celles qui animent et organisent ces initiatives. L’approche consiste à intervenir par l’intermédiation.
Pour des chercheuses comme moi, issue du travail social radical, la démocratie c’est d’abord et avant tout rencontrer les gens là où ils et elles sont et partir de leurs besoins. Mais c’est surtout laisser leurs capacités de s’auto-organiser, de s’entraider et non d’intervenir avec une ingénierie du social ancrée essentiellement dans l’offre alimentaire. A partir de là, on sait rarement où on va, la navigation à vue est un des principes.
Dans cette application de la participation des personnes et familles à petits budget (nécessaire au marché capitaliste) les associations caritatives ou philanthropiques, les services publics d’action sociale ont un rôle important dans l’encadrement de ces populations. Il y a, au sein de certaines de ces associations (en particulier ATD Quart Monde) à la fois un énorme travail en direction et avec des personnes en situation de pauvreté et un rapport de domination difficile à transformer. On entend souvent des personnes en situation de précarité ayant participé à des réunions d’instances européennes dire : « on ne nous écoute pas ! ». La professionnalisation de la participation si elle a ouvert une montée en compétence pour former des professionnels.les souvent très impliqué.es, elle empêche aussi l’auto-organisation des populations concernées.
Qu’en pensez-vous ?
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire, mais il faut chercher d’autres pistes : on a besoin d’alliances plus grandes qui ne soient pas concentrées sur l’idée de filet de sécurité pour des personnes en situation d’exclusion, qui conduisent obligatoirement à chercher du côté de la ressource publique. Or la ressource publique, telle qu’elle existe aujourd’hui, arrive au bout. Faire appel aux autres acteurs de l’offre telle qu’elle existe, c’est donner carte blanche aux industries agroalimentaires, qui sauront construire de nouveaux segments de marché. L’assiette dite « démocratie alimentaire » deviendra un segment de marché.
• La première piste demeure la ressource publique, mais avec la garantie de l’intérêt général et l’arrêt des appels à projets qui mettent en concurrence les initiatives, y compris en les poussant à former des conglomérats entre elles qui vont à leur tour empêcher les autres petites initiatives d’accéder aux ressources : la sagesse démocratique serait plutôt de partager et s’entraider.
• La seconde piste est, que le système alimentaire français est construit sur une multitude de PME et de TPE. Cela ouvre une autre piste, même si cela ne change pas radicalement la nature du marché.
• Une troisième idée est que l’alimentation n’est pas une marchandise comme les autres, que l’on ne peut laisser aux mains du capitalisme dans les accords internationaux. Ce qui veut dire reprendre politiquement la main, à l’échelle de la France et de l’Union Européenne, et repartir de l’idée de souveraineté alimentaire. Derrière cette troisième piste, il y a l’idée de mutuelle.
• Et puis il y a une quatrième piste qui est celle du mouvement écologiste auquel je participe qui est de reterritorialiser de façon un peu différente des autres pistes, en mettant au cœur l’idée des communs liant compétences et espaces, basé sur le travail de subsistance. Ce travail de subsistance peut d’ailleurs se mettre en place dès maintenant même si les compétences sont « confinées » dans des interstices et qu’il faut aller les chercher.
Mais pour cela, il faut consolider les alliances par le développement d’une réelle démocratie alimentaire : il faut admettre un point de vue critique de démocratie radicale. Elle seule peut permettre d’élaborer une boussole et de travailler sur les contours de l’alliance. Or aujourd’hui, on a une vision « sociale-démocrate » refusant toute radicalité, qui s’accommode du marché.
Comment abordez-vous la question juridique ?
Actuellement, quand on fait le bilan des politiques alimentaires des territoires (les PAT), c’est dérisoire par rapport à ce que l’on aurait pu attendre. Certes cela nourrit la politisation de l’alimentation, mais cela cadre les initiatives que l’on pourrait avoir par-ci, par là. La dimension juridique se réduit à l’heure actuelle à des discours sur les droits humains, mais pas du tout sur le droit à l’alimentation. Cela a permis de soutenir la filière de l’aide alimentaire, mais c’est justement cela qu’il faut dépasser.
Au plan juridique, en parallèle des travaux sur des questions de droit privé, il y a des travaux sur le droit agricole, sur le droit de la consommation, mais peu sur le droit à l’alimentation et les systèmes alimentaires. On reste sur une vision de produits alimentaires assujettis à la production agricole. Il faudrait élaborer une branche du droit liée au système alimentaire à l’échelle de l’Europe.
La piste des mutuelles, la cotisation sociale proposée par le collectif SSA sont à explorer car il n’y a que l’État qui peut décider d’un impôt. Les Collectivités territoriales ne peuvent pas le faire.
On doit réfléchir à la co existence des systèmes alimentaires : s’imaginer la renationalisation de l’agriculture est une erreur. Il faut reterritorialiser, certes, mais ne pas rester à ce niveau là uniquement. Si tout l’Hérault était cultivé, on nourrirait Montpellier ; mais on voit que cette question de la relocalisation a des effets secondaires non négligeables : relocaliser, il faut le faire, mais cela ne suffit pas, cela ne nourrira qu’une partie de la population ; l’alimentation serait captée par la métropole de Montpellier. Se pose alors la question de savoir comment les petites communes font pour garder leur subsistance et permettre à leurs habitant.es de se nourrir du système alimentaire local.
La coexistence des systèmes alimentaires régionaux est indispensable : nous dans le sud, nous produisons des fruits pour le nord, de même qu’eux produisent des betteraves et des pommes de terre pour les régions du sud. Et on ne peut ignorer l’Espagne.
Les producteurs vont se faire imposer quoi produire !
Si on ne prend pas ces choses en main, rien ne changera : il faut faire un effort de reconnexion avec l’histoire des systèmes alimentaires. La modernisation des échanges pose la question des ressources, de comprendre que l’économie n’est pas indépendante de la pensée politique, et qu’il faut penser la question des marchés concrets, de réencastrer l’économie dans le social et le politique, comme le prônait Polanyi dès 1947.
On retrouve là les questions débattues par les écoféministes, au cœur de la reconnexion entre consommation et circuit court et travail lié à la subsistance. Ce sont ces pistes qu’il faut mettre au travail, notamment dans leur dimension de transformation politique.