Une expérience de la démocratie alimentaire
Montpellier, pionnière dans l’expérimentation de la SSA
Publié le 27 novembre 2024 par clem.alx
Marie Massart

Élue écologiste à la Ville de Montpellier, adjointe à la Politique Alimentaire et à l’Agriculture Urbaine, élue à la Métropole, Présidente du Marché d’Intérêt National élue écologiste à la Ville de Montpellier, adjointe à la Politique Alimentaire et à l’Agriculture Urbaine, élue à la Métropole, Présidente du Marché d’Intérêt National

L’expérimentation menée par la Ville et la Métropole de Montpellier d’une Caisse d’Alimentation commune, gérée par un Comité citoyen composé par moitié de personnes en situation de pauvreté, sur les principes de la SSA est pionnière et riche d’enseignement.
L’échelle est réduite, mais la visibilité du projet est forte. L’impact positif sur l’agriculture locale est modeste, mais prometteuse car stimulant l’agriculture locale et de qualité. Le lien social est renforcé, et les externalités négatives sortent diminuée. L’expérience démocratique a une valeur inestimable car directe, concrète, transparente et tout à fait innovante.

 

 

Quelle est la situation alimentaire dans la ville et la Métropole de Montpellier ?
L’aide alimentaire actuelle, quelques données précises ?
La précarité (alimentaire, logement) est forte à Montpellier : 26 % de la population est sous le seuil de pauvreté et elle augmente avec cette période d’inflation. L’alimentation est une variable d’ajustement et le « choix » se fait sur la qualité, avec des effets massifs sur la santé. Le paysage alimentaire est contrasté, avec des déserts alimentaires, c’est-à-dire des quartiers sans offre de produits de qualité.
L’enjeu pour la Municipalité est d’assurer une certaine répartition. L’aide alimentaire est une nécessité (sous peine d’émeutes de la faim), mais nous sommes très critiques sur ce système : les structures d’aide (secours populaire, restau du cœur, ...) distribuent des repas à partir de produits qui proviennent de surplus de la grande distribution, ou envoyés par l’Europe : les produits reçus lors des « ramasses » sont des invendus, avec des dates limites de consommation très courtes (quelques jours), des produits périmés, ... ce qui impose beaucoup de tri, mais est aussi très insatisfaisant pour les bénévoles des associations. Ce système est un cercle vicieux puisque ces personnes n’ont le plus souvent pas accès au système de santé. Il est souvent humiliant pour les personnes de se présenter à l’aide alimentaire.

 

Disposez-vous d’un certain poids sur la production agricole locale ?
Oui, indirect, mais il existe : les achats pour la restauration scolaire (et plus largement collective), pour l’aide alimentaire et la Sécurité Sociale de l’Alimentation permettent de valoriser les produits locaux, de réorienter la production vers la production bio et vers l’agroécologie, vers certaines filières (légumineuses) et aider à les structurer, de renforcer les circuits courts. Le Marché d’Intérêt National (MIN) nous permet d’agir auprès des producteurs agricoles locaux, nous travaillons aussi avec les Chambres d’agricultures, le CIVAM. 

 

Comment est né le projet de Sécurité Sociale Alimentaire à Montpellier ?
L’idée a germé dans le secteur de la recherche – action, sur la base des constats des limites de l’aide alimentaire et des problèmes des producteurs eux-mêmes. Cette première idée est résumée par le concept d’une alimentation de qualité et choisie pour tous. En lien avec certains acteurs associatifs, l’idée a donné naissance au Collectif « Territoire à Vivres », qui se développe en France sur quatre territoires.
La ville et la Métropole de Montpellier sont rentrés dans le Collectif, avec 25 structures (pouvoirs publics, associations, mouvements agricoles, MIN, structures de l’aide alimentaire), au même titre que les autres partenaires. Nous n’avons pas souhaité nous positionner comme leader, mais être facilitateur, apporter des moyens. Au total, sur deux ans, la ville a apporté 45 k€ et la Métropole 60, soit 105 k€ et 45 % du budget de la Caisse, structure qui a porté le projet. Le périmètre de l’action est le territoire de la métropole et elle porte sur 350 personnes.
2021 et 2022ont été des périodes de réflexion et de préparation. Nous sommes encore dans la phase expérimentale : les premiers paiements ont eu lieu en février 2023, et le Comité scientifique qui fera une évaluation générale, au plan de l’efficacité et des coûts, en juillet 2024. Les premiers retours sont positifs et nous pensons que nous continuerons, mais attendons le bilan.

 

Comment concevez-vous et pratiquez-vous la démocratie alimentaire ?
Les deux ans de préparation étaient nécessaires, car nous devions nous connaître, mettre en place des dispositifs démocratiques. Nous avons confié la gestion à un Comité citoyen qui gère la « Caisse d’Alimentation Commune », depuis octobre 2022. Il est composé à l’origine de 47 personnes, 50 % de personnes en situation de pauvreté, d’usagers et adhérents de l’association « Territoire à Vivres », du CCAS. Nous l’avons élargi par appel à candidature et tirage au sort de 47 au départ à 61 personnes représentatives de la population en termes d’âges et de revenus.
Ce Comité de citoyens a fixé les règles :
• Outre les 47 personnes du Comité citoyen de départ, 350 personnes seront bénéficiaires du dispositif au départ. Elles ont été choisies elles aussi par appel à volontariat et tirage au sort.
• Chacune des 350 personnes reçoit 100 € par mois, versé par la Caisse, sous forme de monnaie locale dématérialisée, la Mona.
• Elles cotisent à hauteur de leurs moyens entre 1 € et 150 € (en moyenne 60 €). Tout le monde peut cependant cotiser. Une grille détermine un montant, purement indicatif, des cotisations en fonction des revenus.
• Les organismes conventionnés auprès desquels les bénéficiaires peuvent faire leurs achats avec la Mona (39 à ce jour dont 30 producteurs) ont été choisi sur la base de critères (27) précisant la qualité des produits pouvant faire l’objet de ces achats : ces critères vont au-delà des produits agricoles eux-mêmes, intégrant la gestion des déchets, l’accessibilité du commerce notamment pour les personnes en situation de handicap, le mode de gouvernance de l’entreprise... Ces critères sont plutôt exigeants, et un super marché ne pourraient pas être conventionné.
• Les prix pratiqués pour les produits conventionnés sont ceux du marché. Les bénéficiaires sont complètement libres de choisir la structure conventionnée. Ils peuvent ne pas tout dépenser dans le mois.
• Les critères sur les produits correspondent à des aliments de qualité, mais sont exclus l’alcool et les produits d’hygiène.
Cela leur permet aux bénéficiaires, outre d’avoir accès à des produits de qualité, de découvrir de nouveaux produits et de nouveaux commerçants ou producteurs (certains freins culturels sautent). Cela pousse aussi à la mixité sociale, aussi bien chez les commerçants qu’auprès des producteurs. Les producteurs conventionnés rentrent déjà dans la grille, mais cela incite aussi de nouveaux à évoluer.

 

Quels sont les effets de cette action ?
Nous avons à ce stade de bons retours de la part des bénéficiaires, des commerçants et des producteurs.
La ville et la Métropole ont laissé une large autonomie au Comité citoyen, qui a manifesté une très grande motivation : les participants ont été systématiquement présents et actifs aux 17 réunions depuis deux ans ! Le rôle des Collectivités territoriales a été de financer, de s’impliquer dans l’association « territoire à Vivres », de mettre à disposition du temps et de faciliter matériellement le travail (prêt de salles, d’équipements...) et de renforcer la visibilité et la communication du projet.
Les effets de ce travail est visible : on sent que cela intéresse du fait, nouveau et innovant, que l’on touche au social, à la santé, à l’environnement, au développement local. Nous souhaitons être démonstrateur, montrer qu’un autre modèle est possible. La « Caisse d’Alimentation Commune », c’est le nom que nous donnons au projet, constitue une forme de solidarité alimentaire nouvelle, qui, sans être critique de l’aide alimentaire, la transforme profondément. Nous voulons montrer qu’il est préférable d’apporter de l’argent public dans ce type d’action, versé directement aux producteurs locaux, plutôt qu’aux grands distributeurs.
Le bilan sera fait en juillet, et ces effets ne sont pas encore chiffrés, mais on constate des conséquences claires sur :
• Le respect de la dignité humaine (il est très dur pour certaines personnes de se présenter à l’aide alimentaire ; l’usage de la Mona est complètement anonyme et non stigmatisant), le renforcement du lien social, la mixité sociale, le développement d’une autre forme de convivialité (on propose des cours de cuisine, les personnes peuvent inviter à manger chez elles...) ;
• Le développement économique local, ouvrant des débouchés aux commerçants et aux producteurs locaux,
• Le respect de l’environnement, exigé au niveau de la production, mais aussi dans la gestion des déchets, dans la logistique et les circuits courts ; l’amélioration de la santé sont très sensibles.
Autrement dit, les externalités positives sont augmentées et les externalités négatives sont réduites : un euro dépensé ainsi est plus utile socialement que dans le système d’aide alimentaire.

 

Comment l’expérience est-elle perçue dans d’autres villes et régions ?
L’expérience à Montpellier est pionnière : d’autres collectivités se sont engagées dans de telles expérimentations et observent avec intérêt ce que nous faisons : Paris (18e, 20e...), Lyon, Strasbourg, Bordeaux... Nous avons créé un réseau d’élu locaux et des échanges d’expérience se font, notamment sur la question de la gouvernance. Le pari est d’influencer les fonds orientés sur le social et l’environnemental pour qu’ils financent ces projets ; et faire évoluer la loi sur le droit à l’alimentation.
La création de la Sécurité Sociale en 1945 nous sert de modèle : elle a elle-même été lancée suite à des expérimentations, sur les principes de l’universalité du processus, du conventionnement des produits accessibles organisé démocratiquement, et d’un financement assis sur une cotisation. Faire une nouvelle loi n’est cependant pas à l’ordre du jour du gouvernement actuel.

 

 

Peut-on tenir localement, et en restant isolé, si le nombre de bénéficiaires du projet augmente ? A quelles conditions peut-il s’étendre peu à peu sur les territoires de la Région ?
La Métropole compte 500 000 habitants, et il y a 20 % de personnes précaires (environ 100 000). Même si nous passions à 800 bénéficiaires, ce ne serait pas significatif.
Si l’on passait à une échelle plus importante, il faudrait un financement public plus important. Mais aussi faire participer des entreprises qui cotiseraient pour leurs salariés. A une échelle encore plus grande, il faudrait passer à un financement régional et à une aide financière de l’État.
Un groupe travaille sur cette question de l’évolution du dispositif. Mais la première limite serait que nous n’aurions pas le volume de produits locaux, ni les circuits de distribution courts qui correspondent à nos critères. Il faudrait augmenter l’offre, créer de nouvelles filières, modifier le paysage alimentaire. Créer de la demande, conduit à créer de l’offre, peut-être un peu plus chère, mais avec des effets indirects positifs.

 

Y a -t-il des réflexions sur l’avenir du dispositif à moyen terme ?
Le groupe de travail mentionné ci-dessus travaille à ce sujet. L’évaluation permettra certainement elle aussi de réfléchir à cela. La question est au cœur de la politique agricole de la Métropole. Installer de nouveaux agriculteurs, imaginer une autre restauration scolaire, une politique de sourcing... C’est un travail de longue haleine !

 

Travaillez-vous avec certains partenaires ?
Avec d’autres parties prenantes comme le CIVAM, la confédération paysanne, oui ; avec les autres syndicats agricoles, pas directement, mais nous travaillons avec la Chambre d’agriculture (majoritairement proche de la FNSEA). Il n’y a pas de blocage : notre échelle est trop petite, cela ne change pas le modèle agricole et ils ont d’autres préoccupations.

 

La perspective d’un développement du nombre de bénéficiaires posera sans doute la question de cotisation de la part d’entreprises. Or elles ont leur propre logique, et vous avez la vôtre.
Accepteriez-vous ces dons des entreprises et cela changerait-il vos règles de gouvernance ?
Il existe d’ores et déjà des dons de fondations privées comme la Fondation Carasso et la Fondation de France. Mais au-delà, il y aurait des conditions : nous n’accepterions sans doute pas n’importe quelle entreprise, celles qui font du tort à la population. Mais il y a débat à ce sujet, ainsi que sur la question de la défiscalisation des dons.
Concernant les cotisations d’entreprises, si elles sont locales, s’il s’agit de cotisations pour leurs salariés, si nous devions passer à plus grande échelle, il n’y aurait pas grands risques, car le pouvoir est au Comité citoyen. Les entreprises pourraient y voir un intérêt double : une bonne image, un meilleur rapport avec leurs salariés qui trouveraient ainsi une meilleure alimentation.

 

Comment répondriez-vous à certaines critiques non malveillantes au sein de la population ?
« Ça va coûter cher ! »
On nous dit déjà : « cela ne sert pas à beaucoup de personnes ». Et c’est vrai, au regard de l’aide alimentaire qui d’ailleurs continue de fonctionner sur la Métropole. Notre atout est sur la qualité et celle-ci ne se perçoit que sur le long terme. Les personnes qui sont bénéficiaires en sont bien sûr heureuses, mais la collectivité aussi car le lien social est renforcé, la dignité des personnes est respectée et l’espace social est mieux utilisé, l’environnement respecté.

 

« La démocratie directe cela ne fonctionnera pas ! »
Elle est fragile et les collectivités territoriales y sont particulièrement sensibles : cette forme de démocratie directe demande un apprentissage de tous, citoyens, collectifs, collectivités territoriales. Il faut construire une culture du consensus, ce qui demande du temps et de bien se connaître.
Nous avons pris la décision de ne pas utiliser de structure juridique pour la Caisse (sinon une structure boite aux lettres pour percevoir des financements) : cela présente une force (une démocratie plus directe) et des faiblesses (prendre des décisions demande du temps). Le Comité citoyen a été accompagné, formé, dispose des outils pour gérer de tels débats ; il y a parfois des votes, mais ils sont très rares (le nom de la monnaie locale, par exemple). L’essentiel est obtenu par consensus.
Je n’ai jamais vu de dispositif aussi démocratique ! L’objectif est que les gens se réapproprient leur alimentation, décident de ce qu’ils veulent et poussent l’offre à s’adapter à ces décisions. Cet apprentissage de la démocratie directe a un sens profond et mérite un vrai débat public.

 

« Les producteurs vont se faire imposer quoi produire ! »
Ce n’est pas une question qui nous a été posée : les producteurs ont intérêt à ce système, souhaitent qu’on les conventionne.

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Janvier 2024