L’expérimentation de la démocratie alimentaire et de la SSA en Alsace
Reconquérir la maîtrise par tous de notre alimentation
Publié le 27 novembre 2024 par clem.alx
Somhack Limphakdy

Membre du collectif national pour une Sécurité sociale de l’alimentation, présidente de l’initiative alsacienne

L’alimentation est un fait social total qui met en mouvement l’ensemble du système social. La conduite de ce fait social est malheureusement captée par les forces de l’agrobusiness national et international. Elle doit revenir aux bénéficiaires et leur arme est la démocratie alimentaire qu’il faut construire.

Outre les expérimentations en de nombreux endroits en France (plus de trente), les outils permettant de reprendre ce pouvoir sur l’alimentation de tous sont nombreux : la théorie monétaire, la comptabilité CARE, les coopérations économiques territoriales. Ils sont explorés et présentés ici !

 

Vous êtes très investie sur la thématique de la Sécurité Sociale de l’alimentation (SSA) et sa mise en œuvre en Alsace.
Pouvez-vous nous présenter cette approche de la Sécurité Sociale de l’alimentation sur ce territoire ?
Eloi NAVARRO, délégué général de notre association, a initié le projet en Alsace. Depuis, nous travaillons tous deux à développer une Mutuelle de l’alimentation. Nous sommes à présent une douzaine de bénévoles et deux salariés.
Les trois piliers de la SSA (universalité de l’accès, cotisation, conventionnement démocratique) auxquels aspire cette expérimentation ne peuvent être satisfaits à notre échelle. Mais nous pouvons :
• Assurer une mixité sociale pour les bénéficiaires (genre, âge) ;
• Organiser les cotisations comme pour une mutuelle classique en complétant les fonds pour les personnes en situation de précarité ;
• Mettre en œuvre la démocratie alimentaire.
Nous menons pour cela deux actions :
• Une Action – Recherche prépare les conditions économiques pour lancer le projet de SSA avec une démarche entrepreneuriale. Il s’agit de définir le modèle économique, le prototypage et les coopérations nécessaires. Les cotisations seront levées selon le principe « chacun cotise selon ses moyens et bénéficie en fonction de ses besoins ».
Pour les personnes en situation de précarité, les CCAS abondent ainsi que des fonds publics autres et des entreprises dans le cadre de leur RSE, dans l’intérêt de leurs collaborateurs. Nous portons aussi un plaidoyer pour un droit à l’alimentation.
• Une Recherche - Action vise à identifier concrètement, par le biais de la démocratie alimentaire, les divers enjeux auxquels doit répondre le projet : ces enjeux se situent aux niveaux des individus et du système alimentaire lui-même. Au niveau des individus, l’alimentation doit répondre aux besoins physiques, physiologiques (valeurs nutritionnelles, qualités organoleptiques) ; à leurs besoins sociaux (repas avec la famille, les amis, les collègues) ; au respect des singularités (convictions, préférences culturelles).
Au niveau global et systémique, l’alimentation fait partie d’une trame en lien avec le monde agricole mais aussi la transformation des aliments, le stockage, la distribution voire la prévention et la gestion des déchets. Ce programme de Recherche – Action pense le rôle de la démocratie alimentaire comme levier de transformation du système alimentaire en un commun, dont les missions sont aussi l’habitabilité de la Terre, l’équité sociale et la protection des droits humains.
La démocratie alimentaire est essentielle car elle fait le lien entre la transformation du territoire, l’aménagement des paysages alimentaires, la justice sociale : comment les mangeurs se saisissent de ces questions ? Comment gérer les ressources de cette biorégion, comme l’eau sur le Rhin supérieur ? Comment les agencements marchands assurent le développement de filières alimentaires durables, et en particulier comment la normativité comptable – le modèle C.A.R.E. – peut y contribuer ? Tout en construisant un droit à l’alimentation.

 

Dans quel cadre menez-vous cette recherche ?
L’Action - Recherche se fait au sein de l’association « pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation - Alsace » dont je suis présidente. La Recherche - Action est menée par l‘Université de Strasbourg, avec l’Université de Haute Alsace et un programme INTERREG associant écoles d’ingénieurs ainsi que le collectif national pour une SSA.

 

 

Concrètement, où en êtes-vous ? Dans quelle direction le projet de SSA avance-t-il ?
Nous organiserons un séminaire à la rentrée 2024 pour construire avec les mangeurs ce que nous nommons « la connaissance de cause », comme une Convention Citoyenne de l’Alimentation. Nul ne peut prendre de décision éclairée sans cette connaissance de cause, sans comprendre à quoi nos systèmes alimentaires contribuent.
A travers ce séminaire, des chercheurs partageront les résultats de recherche sur le cycle de l’eau, la vie des sols, la santé humaine ; des ingénieurs questionneront la transition énergétique, les enjeux de transport, de mobilité, et il s’agit aussi de valoriser des savoirs non académiques... tout en reconnaissant l’égale dignité entre ces savoirs.
Le 11 mars dernier, a été organisé un colloque pour mettre en place les comités techniques et identifier leurs interfaces dans la phase de prototypage de la Mutuelle de l’Alimentation. Les deux tables rondes ont travaillé :

 sur les enjeux et le diagnostic de l’insécurité alimentaire sur le territoire comme la précarité des étudiants, des travailleurs paupérisés,

 sur les perspectives concernant la Mutuelle en termes de valorisation de tous les savoirs académiques et pratiques, la recherche sur le droit à l’alimentation, la résilience territoriale. Il s’agit de co-construire cette connaissance de cause : pour cela nous poursuivrons en visitant des entreprises de transformation, de logistique, des fermes pour que chacun comprenne les paysages alimentaires puis choisir les axes de l’action commune, en responsabilité et en autonomie, en nous organisant ensemble, collectivement.
 
Comment s’opèreront ces recherches ? Et comment voulez-vous populariser leurs résultats ?
Nous engageons une recherche contributive, où paysans et mangeurs sont des contributeurs et non de simples participants observateurs ou observés. Personnes volontaires ou tirées au sort ? Nous ne le savons pas encore. Ce seront les adhérents de la Mutuelle, représentatifs du tissu territorial, qui choisiront ces modalités.
En France, parmi les 30 initiatives locales regroupées au sein du Collectif National SSA3, il y a une grande diversité d’expérimentations. La raison en est simple : les gens connaissent leur territoire et les parties prenantes du système alimentaire local. Parce qu’ils décident par eux-mêmes et pour eux-mêmes de la mise en œuvre, parce qu’ils sont engagés dans la transformation territoriale et de son paysage alimentaire, ils définissent leurs propres critères d’évaluation. Nous travaillerons aussi à un média (capsule vidéo, articles, podcast) qui reflète ces résultats et ces processus.

 

 

Comment voulez-vous monter cette Mutuelle de l’Alimentation en Alsace ?
Bien qu’au stade de projet, il existe déjà un accord de consortium - signé par plusieurs organisations dont des élus et agents de collectivités territoriales, la Chambre d’agriculture, la Confédération Paysanne, des centres sociaux, des organismes de commerce équitable, des associations, des universités et des labos de recherche - pour engager cette démarche de prototypage et de création de la Mutuelle. Trois comités de pilotage se sont tenus depuis le 17 mars 2023 puis le Colloque du 11 mars dernier a été préparé avec ce consortium comme le temps fort préfiguratif de la première phase de mobilisation citoyenne.

 

Vous parlez de recherche contributive, qui est un concept que Bernard Stiegler a forgé. Quels sont les rapports entre vos recherches et celles de Bernard Stiegler ?
Pour Bernard Stiegler, source d’inspiration pour notre travail, les chercheurs transforment le territoire, et le territoire les transforme en retour. D’où la notion de Territoire Laboratoire. L’enjeu historique est de bifurquer, nous sommes tous des expérimentateurs. Nous ne savons pas encore les résultats de nos actions, mais ce qui est essentiel, c’est de définir la qualité des processus engagés par nos actions et les tendances qu’elles induisent. Ce que nous changerons ce sont les manières de prendre des décisions et d’en évaluer les impacts, dans un dialogue science(s)-société. Ceci, afin de déployer des formes nouvelles de puissance publique populaire.
Nous ne pouvons pas « globalement » protéger la nature, mais nous pouvons « localement » prendre soin de nos milieux : tout est là. Nous avons tant mis à mal notre patrimoine socio-environnemental, que nous avons besoin de reconstruire des espaces de coopération, d’entraide, de confiance en nous-mêmes et entre acteurs. Cette confiance en l’altérité nous donnera les clés de la confiance en l’à-venir. Bernard Stiegler parlait de deux types de futur : un futur clos, devenir, où l’on demeure là où l’on va déjà ; et le futur ouvert, avenir, que l’on ne peut prévoir mais que l’on peut préparer. C’est un futur indéterminé, inespéré, inattendu avec ce caractère ouvert, vivant qui rend l’action si enthousiasmante. Il avait travaillé sur la notion d’anti entropie qui est le propre du vivant. Cela s’exprime par la diversité, l’apparition constante de nouveauté, de bifurcation. Le travail est donc possible. Voici enfin une proposition où nous cessons de nous battre contre un modèle mortifère, nous disposons d’un projet dynamique et vivant pour lequel œuvrer.
 
Quels sont les rapports entre vos recherches et les communs ?
La force des communs, comme présentés par Elinor Ostrom, est d’être un dispositif se donnant pour objet de préserver des ressources ou des droits menacés. Ce dispositif est porté par une communauté de parties prenantes attachée à la préservation de la ressource, qui s’est organisée en se donnant des règles de fonctionnement pour remplir cette mission, et surtout une gouvernementalité démocratique de cette action collective. Les ressources ne sont pas pensées comme un bien public, mais comme propriété partagée entre les parties prenantes. De plus, si l’une d’elles n’a pas respecté les règles, il est possible de saisir une instance extérieure, garante du respect de cette gouvernance.
Le lien entre les communs et le système alimentaire est le droit à l’alimentation choisie. Ce droit est garanti aux humains et constitue le ciment de toute communauté qui veut se constituer pour le défendre. C’est en définissant des règles de conventionnement fondées sur la démocratie alimentaire que se constitue le commun de la SSA. Cela ouvre la possibilité à l’ensemble des acteurs du système alimentaire (mangeurs, paysans, boulanger, transformateurs des produits, distributeurs...) d’agir pour répondre au défi d’une alimentation choisie (droit du travail, santé, transformation du territoire). La force de l’alimentation est qu’elle est un fait social total touchant toute personne et toutes communautés.
 
Quels sont les rapports entre vos recherches, les communs et Karl Polanyi ?
Karl Polanyi, économiste, historien et anthropologue, auteur de « La Grande Transformation » et de « La Subsistance de l’Homme », cherchait l’origine du fascisme et du nazisme, dont il a vécu en Europe le développement. Selon lui, « le péché originel du capitalisme » était dans le fait que les trois conditions de production de la valeur, à savoir la monnaie, la biosphère et le travail humain, y étaient perçues comme des ressources, et uniquement comme telles.
Dans le commun de la SSA, la nature et le travail humain sont par principe co-gérés de façon responsable via la démocratie alimentaire. Pas encore la monnaie. Tant que la SSA restera au niveau local, nous n’aurons pas le contrôle de la création monétaire, nous serons enchâssés dans une macrostructure plus vaste et nous pourrions nous retrouver, malgré nous, pris en étau et possiblement en échec pour disposer des moyens de notre politique locale. Nous devons examiner quels sont les impensés du système en lien avec la SSA et l’intégrer dans une réflexion transdisciplinaire plus large, par exemple sur la théorie monétaire : qu’est-ce que la monnaie ? Et aussi interroger nos bassins de vie (autonomie territoriale, biorégion).
Le projet de SSA s’appuie sur l’imaginaire de la Sécurité sociale : garantie de l’universalité des accès, cotisation proportionnelle, conventionnement des prestations. La spécificité de la Santé est que tout le monde ne tombe pas malade en même temps. L’alimentation, c’est tous les jours et pour tou·te·s.
Les expérimentations à Montpellier et Bordeaux font appel à une monnaie locale complémentaire et ce sera sans doute assez généralisé dans nos initiatives locales. La monnaie locale complémentaire a l’avantage de rester sur le territoire d’émission. Elle l’ensemence, poussant tous les achats vers les producteurs et acteurs locaux, des commerces ou produits choisis localement. Dans le système macroéconomique actuel, seules les banques privées peuvent créer de la monnaie, sous la forme de monnaie – dette, c’est-à-dire en mettant en circulation sur le marché, l’argent qui est emprunté par les particuliers, les entreprises, les États. Cette monnaie disparaît lorsque le prêt est remboursé. Mais cela donne aux banques privées un poids incommensurable sur le monde : le pouvoir de décider où investir, et donc de préfigurer le monde car l’argent est le temps alloué (et inversement).
Tant que nous ne serons pas créateurs de monnaie, nous ne pourrons pas investir durablement et massivement pour transformer les paysages alimentaires à la hauteur des défis de notre époque et nous demeurerons avec fatalité dans une impasse : nous ne disposerons pas des moyens pour sortir des contraintes et des pratiques de l’agriculture productiviste et capitaliste, d’où provient 80 % de l’alimentation actuelle. Certains chercheurs proposent d’utiliser une monnaie subvention4 (inverse de la monnaie dette), créée en dehors de toute dette, qui permettrait de sortir de cette impasse sans être en contradiction avec le droit européen. Ce sont des pistes de travail à creuser.

 

 
Outre ces questions liées à la monnaie, votre recherche vise-t-elle à utiliser les nouvelles formes de normativité comptable (C.A.R.E.) sur les territoires alsaciens où vous voulez expérimenter la SSA ?
C’est un axe important : le CERCES6 est signataire de l’Accord de Consortium. Nous sommes sociétaires de l’ICGS (Institut de formation en Comptabilité et Gestion Soutenables). Nous souhaitons que les acteurs économiques du projet SSA, comme la Mutuelle, puissent mobiliser des experts comptables formés à C.A.R.E.

 

Pouvez-vous présenter votre méthode concernant la définition de votre modèle économique ?
Le point clé est la coopération : c’est pourquoi nous nous portons candidat à un PTCE7. Beaucoup d’argent circule dans la chaîne de valeurs de l’alimentation : nous pensons nécessaire de réagencer la circulation de ces liquidités, pour les mettre à des endroits choisis démocratiquement. Nous avons candidaté auprès de la Banque des Territoires dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt, pour construire un démonstrateur des transitions agricole et alimentaire et élaborer son modèle économique, autour du projet de Mutuelle. Ce que la Mutuelle tente de faire, c’est d’organiser la démocratie alimentaire, dans toutes ses dimensions, de façon à rendre réplicables et scalables nos méthodes et nos processus qualitatifs. Nous souhaitons démontrer une preuve de concept de ce que la SSA peut apporter. Nous pourrions même aller plus loin et réfléchir dans le cadre de ce PTCE avec la mise en place d’une comptabilité écosystème-centrée C.E-C. Et donc de nouvelles formes de coopération économique.
Souvent est dit que la SSA « va coûter très cher » car on pense au « trou de la Sécu ». Mais ce trou n’a pas de réalité ! Il ne faut pas confondre ce qu’a été la Sociale et ce que fonde l’État social8. D’abord, ce qui est sollicité n’est pas le budget de l’État. D’autre part, ces fonds circulent déjà, sont dépensés, affectés sans coordination. C’est le rôle de la démocratie alimentaire que de procéder à leur réaffectation. Réaffecter ne coûte pas plus cher : à l’intérieur du cadre actuel, on ne peut rien faire. Il faut changer de cadre ; c’est le cœur du projet, et le plus difficile à faire comprendre.
 
Mais il faut cependant expérimenter, montrer à petite échelle, sur un petit budget, de quelles façons cela pourrait marcher, le nouveau cadre à mettre en place !
C’est notre intention : nous nous appuierons sur les expériences déjà engagées, notamment de monnaies locales complémentaires comme la Mona à Montpellier et Soli’doume à Clermont Ferrand. Nous lançons 3 territoires pilotes : 2 en agglomération à Strasbourg et Mulhouse, 1 dans la ruralité , dans le Pays du Sundgau.
 
Avez-vous des contacts hors de France ? Y a-t-il des perspectives à l’international ?
Oui, sont en lien avec le collectif national pour une SSA de nombreuses personnes en Belgique, Suisse, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Pologne et en Amérique du Nord.

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Février 2024