Pouvez-vous nous présenter cette approche de la Sécurité Sociale de l’alimentation sur ce territoire ?
Les trois piliers de la SSA (universalité de l’accès, cotisation, conventionnement démocratique) auxquels aspire cette expérimentation ne peuvent être satisfaits à notre échelle. Mais nous pouvons :
• Assurer une mixité sociale pour les bénéficiaires (genre, âge) ;
• Organiser les cotisations comme pour une mutuelle classique en complétant les fonds pour les personnes en situation de précarité ;
• Mettre en œuvre la démocratie alimentaire.
Nous menons pour cela deux actions :
• Une Action – Recherche prépare les conditions économiques pour lancer le projet de SSA avec une démarche entrepreneuriale. Il s’agit de définir le modèle économique, le prototypage et les coopérations nécessaires. Les cotisations seront levées selon le principe « chacun cotise selon ses moyens et bénéficie en fonction de ses besoins ».
Pour les personnes en situation de précarité, les CCAS abondent ainsi que des fonds publics autres et des entreprises dans le cadre de leur RSE, dans l’intérêt de leurs collaborateurs. Nous portons aussi un plaidoyer pour un droit à l’alimentation.
• Une Recherche - Action vise à identifier concrètement, par le biais de la démocratie alimentaire, les divers enjeux auxquels doit répondre le projet : ces enjeux se situent aux niveaux des individus et du système alimentaire lui-même. Au niveau des individus, l’alimentation doit répondre aux besoins physiques, physiologiques (valeurs nutritionnelles, qualités organoleptiques) ; à leurs besoins sociaux (repas avec la famille, les amis, les collègues) ; au respect des singularités (convictions, préférences culturelles).
Au niveau global et systémique, l’alimentation fait partie d’une trame en lien avec le monde agricole mais aussi la transformation des aliments, le stockage, la distribution voire la prévention et la gestion des déchets. Ce programme de Recherche – Action pense le rôle de la démocratie alimentaire comme levier de transformation du système alimentaire en un commun, dont les missions sont aussi l’habitabilité de la Terre, l’équité sociale et la protection des droits humains.
La démocratie alimentaire est essentielle car elle fait le lien entre la transformation du territoire, l’aménagement des paysages alimentaires, la justice sociale : comment les mangeurs se saisissent de ces questions ? Comment gérer les ressources de cette biorégion, comme l’eau sur le Rhin supérieur ? Comment les agencements marchands assurent le développement de filières alimentaires durables, et en particulier comment la normativité comptable – le modèle C.A.R.E. – peut y contribuer ? Tout en construisant un droit à l’alimentation.
A travers ce séminaire, des chercheurs partageront les résultats de recherche sur le cycle de l’eau, la vie des sols, la santé humaine ; des ingénieurs questionneront la transition énergétique, les enjeux de transport, de mobilité, et il s’agit aussi de valoriser des savoirs non académiques... tout en reconnaissant l’égale dignité entre ces savoirs.
Le 11 mars dernier, a été organisé un colloque pour mettre en place les comités techniques et identifier leurs interfaces dans la phase de prototypage de la Mutuelle de l’Alimentation. Les deux tables rondes ont travaillé :
– sur les enjeux et le diagnostic de l’insécurité alimentaire sur le territoire comme la précarité des étudiants, des travailleurs paupérisés,
– sur les perspectives concernant la Mutuelle en termes de valorisation de tous les savoirs académiques et pratiques, la recherche sur le droit à l’alimentation, la résilience territoriale. Il s’agit de co-construire cette connaissance de cause : pour cela nous poursuivrons en visitant des entreprises de transformation, de logistique, des fermes pour que chacun comprenne les paysages alimentaires puis choisir les axes de l’action commune, en responsabilité et en autonomie, en nous organisant ensemble, collectivement.
En France, parmi les 30 initiatives locales regroupées au sein du Collectif National SSA3, il y a une grande diversité d’expérimentations. La raison en est simple : les gens connaissent leur territoire et les parties prenantes du système alimentaire local. Parce qu’ils décident par eux-mêmes et pour eux-mêmes de la mise en œuvre, parce qu’ils sont engagés dans la transformation territoriale et de son paysage alimentaire, ils définissent leurs propres critères d’évaluation. Nous travaillerons aussi à un média (capsule vidéo, articles, podcast) qui reflète ces résultats et ces processus.
Nous ne pouvons pas « globalement » protéger la nature, mais nous pouvons « localement » prendre soin de nos milieux : tout est là. Nous avons tant mis à mal notre patrimoine socio-environnemental, que nous avons besoin de reconstruire des espaces de coopération, d’entraide, de confiance en nous-mêmes et entre acteurs. Cette confiance en l’altérité nous donnera les clés de la confiance en l’à-venir. Bernard Stiegler parlait de deux types de futur : un futur clos, devenir, où l’on demeure là où l’on va déjà ; et le futur ouvert, avenir, que l’on ne peut prévoir mais que l’on peut préparer. C’est un futur indéterminé, inespéré, inattendu avec ce caractère ouvert, vivant qui rend l’action si enthousiasmante. Il avait travaillé sur la notion d’anti entropie qui est le propre du vivant. Cela s’exprime par la diversité, l’apparition constante de nouveauté, de bifurcation. Le travail est donc possible. Voici enfin une proposition où nous cessons de nous battre contre un modèle mortifère, nous disposons d’un projet dynamique et vivant pour lequel œuvrer.
Le lien entre les communs et le système alimentaire est le droit à l’alimentation choisie. Ce droit est garanti aux humains et constitue le ciment de toute communauté qui veut se constituer pour le défendre. C’est en définissant des règles de conventionnement fondées sur la démocratie alimentaire que se constitue le commun de la SSA. Cela ouvre la possibilité à l’ensemble des acteurs du système alimentaire (mangeurs, paysans, boulanger, transformateurs des produits, distributeurs...) d’agir pour répondre au défi d’une alimentation choisie (droit du travail, santé, transformation du territoire). La force de l’alimentation est qu’elle est un fait social total touchant toute personne et toutes communautés.
Dans le commun de la SSA, la nature et le travail humain sont par principe co-gérés de façon responsable via la démocratie alimentaire. Pas encore la monnaie. Tant que la SSA restera au niveau local, nous n’aurons pas le contrôle de la création monétaire, nous serons enchâssés dans une macrostructure plus vaste et nous pourrions nous retrouver, malgré nous, pris en étau et possiblement en échec pour disposer des moyens de notre politique locale. Nous devons examiner quels sont les impensés du système en lien avec la SSA et l’intégrer dans une réflexion transdisciplinaire plus large, par exemple sur la théorie monétaire : qu’est-ce que la monnaie ? Et aussi interroger nos bassins de vie (autonomie territoriale, biorégion).
Le projet de SSA s’appuie sur l’imaginaire de la Sécurité sociale : garantie de l’universalité des accès, cotisation proportionnelle, conventionnement des prestations. La spécificité de la Santé est que tout le monde ne tombe pas malade en même temps. L’alimentation, c’est tous les jours et pour tou·te·s.
Les expérimentations à Montpellier et Bordeaux font appel à une monnaie locale complémentaire et ce sera sans doute assez généralisé dans nos initiatives locales. La monnaie locale complémentaire a l’avantage de rester sur le territoire d’émission. Elle l’ensemence, poussant tous les achats vers les producteurs et acteurs locaux, des commerces ou produits choisis localement. Dans le système macroéconomique actuel, seules les banques privées peuvent créer de la monnaie, sous la forme de monnaie – dette, c’est-à-dire en mettant en circulation sur le marché, l’argent qui est emprunté par les particuliers, les entreprises, les États. Cette monnaie disparaît lorsque le prêt est remboursé. Mais cela donne aux banques privées un poids incommensurable sur le monde : le pouvoir de décider où investir, et donc de préfigurer le monde car l’argent est le temps alloué (et inversement).
Tant que nous ne serons pas créateurs de monnaie, nous ne pourrons pas investir durablement et massivement pour transformer les paysages alimentaires à la hauteur des défis de notre époque et nous demeurerons avec fatalité dans une impasse : nous ne disposerons pas des moyens pour sortir des contraintes et des pratiques de l’agriculture productiviste et capitaliste, d’où provient 80 % de l’alimentation actuelle. Certains chercheurs proposent d’utiliser une monnaie subvention4 (inverse de la monnaie dette), créée en dehors de toute dette, qui permettrait de sortir de cette impasse sans être en contradiction avec le droit européen. Ce sont des pistes de travail à creuser.
Souvent est dit que la SSA « va coûter très cher » car on pense au « trou de la Sécu ». Mais ce trou n’a pas de réalité ! Il ne faut pas confondre ce qu’a été la Sociale et ce que fonde l’État social8. D’abord, ce qui est sollicité n’est pas le budget de l’État. D’autre part, ces fonds circulent déjà, sont dépensés, affectés sans coordination. C’est le rôle de la démocratie alimentaire que de procéder à leur réaffectation. Réaffecter ne coûte pas plus cher : à l’intérieur du cadre actuel, on ne peut rien faire. Il faut changer de cadre ; c’est le cœur du projet, et le plus difficile à faire comprendre.