L’innovation sociale menée à Grenoble en matière d’alimentation
Transformer les modèles de l’alimentation et de la production agricole
Publié le 27 novembre 2024 par clem.alx
Antoine Back

Élu à la Ville de Grenoble, adjoint aux Risques et la résilience territoriale, à la Prospective, l’évaluation et aux nouveaux indicateurs, à la Stratégie alimentaire

Les bouleversements de l’anthropocène auront sur l’alimentation des impacts que notre société urbaine du chacun pour soi aura du mal à absorber si elle maintient séparés les deux modèles des systèmes alimentaire et agricole. La SSA a le pouvoir de relier dans une approche systémique, mutualisée et basée sur les principes des communs, la production agricole durable de qualité et la consommation choisie pour et par tous.
C’est l’objet de l’innovation sociale menée à Grenoble que de démontrer que ces principes, sur une échelle réduite, mais politiquement sensible, peuvent apporter de la sécurité alimentaire aux bénéficiaires, mais aussi un autre modèle pour l’agriculture et l’alimentation.

 

Vous êtes en charge, au sein de la Municipalité de Grenoble du projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA).
Comment est né et évolue ce projet ?
Ma délégation au sein de la municipalité de Grenoble porte sur les risques et la résilience territoriale, la prospective, l’évaluation et les nouveaux indicateurs, la stratégie alimentaire. La question de l’alimentation doit désormais se penser dans le cadre des bouleversements induits par l’Anthropocène, c’est-à-dire de la profonde instabilité du climat, de l’épuisement de ressources vitales comme les sols ou l’eau, de la pollution… Aujourd’hui 80 % de la population française habite en ville, ce qui constitue une vulnérabilité réelle et sérieuse en cas de perturbation dans l’approvisionnement alimentaire. Aux échelles nationale et territoriale, nous avons besoin d’une approche systémique. Le projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation1, connectant l’accès de toutes et tous à une alimentation choisie avec la durabilité des modes de production et la juste rémunération des agriculteur·ices, s’il était mené au niveau national, serait une réponse systémique en matière d’agriculture et d’alimentation. Sans attendre, il revient aux collectivités territoriales d’appuyer toutes les initiatives qui souhaiteraient tester et éprouver cette volonté de mise en sécurité de notre alimentation, de la rendre plausible et désirable comme réponse locale à des vulnérabilités globales.
 
Quelles ont été les étapes de la mise en place de votre projet ?
En 2021 et 2022, nous avons mené un travail de prospective2 dans le cadre du PAiT (Projet Alimentaire inter-Territorial) qui rassemble la Métropole et la Ville de Grenoble, deux parcs naturels régionaux (Vercors et Chartreuse), les communautés de communes avoisinantes… soit un territoire rassemblant environ 300 communes et 700 000 habitant·es. Avec l’aide de Solagro3, avec la participation d’acteurs du monde agricole, de la distribution et de la société civile, deux scénarios ont été élaborés à l’horizon 2050, à partir de l’analyse de l’évolution du climat, de l’artificialisation des sols, de l’évolution des habitudes alimentaires, des relations entre les systèmes agricoles et alimentaires : un scénario tendanciel et un scénario désirable. Des préconisations ont été élaborées, puis une feuille de route soumise à délibération dans les différentes collectivités. La SSA au niveau local est apparue comme une hypothèse prioritaire, aussi la Ville de Grenoble s’est proposée d’en étudier la faisabilité.
Notons que nous avons défini une stratégie alimentaire qui, entre autres actions, vise à consolider les acteurs locaux de l’alimentation solidaire, notamment les structures de l’ESS qui opèrent déjà dans ce champ. La Ville de Grenoble est d’ailleurs entrée dans la gouvernance d’une SCIC4 qui distribue les denrées issues d’exploitations locales, sécurisant ainsi l’approvisionnement jusqu’au cœur de nos quartiers.
Le projet national de SSA vise à mettre en commun une fraction de la richesse produite, puis de la redistribuer à toutes et tous sous forme d’un montant forfaitaire mensuel, utilisable dans un réseau de distribution conventionné démocratiquement. Nous avons engagé aussitôt une étude de faisabilité de la SSA sur le périmètre de la commune (160 000 habitants, 18 km²) avec l’aide des cabinets d’experts Terralim5 et Tero6. Si au niveau local il n’est pas permis de créer d’impôt, nous explorons le principe d’une caisse associative abondée par cotisation volontaire des habitant·es, complétée de fonds publics (collectivités, recherche) voire privés (fondations). Des entreprises qui le souhaiteraient pourraient également prendre en charge tout ou partie de la cotisation de leurs salarié·es.
 
Comment ont réagi les structures agricoles présentes dans ces réflexions ?
La Chambre d’agriculture de l’Isère était présente lors des débats, il n’y a eu aucune hostilité a priori, plutôt une attitude prudente qu’on pourrait résumer par : « démontrez que cela marche et on verra ! ». Certains syndicats agricoles restent attentistes, d’autres accueillent la proposition avec plus d’enthousiasme. Le temps agricole est long, son inertie au changement assez palpable, avec cependant une ouverture aux idées faisant la preuve de leur efficacité.
Il n’y a pour ainsi dire pas de production agricole dans le périmètre de notre commune. Le tissu grenoblois est composé principalement de coopératives d’achat, d’épiceries solidaires, d’AMAP7, d’un supermarché coopératif qui applique une tarification solidaire, d’associations et de collectifs citoyens. Il existe d’ailleurs un collectif local SSA38 dont certains membres sont investis dans l’initiative locale.

 

Comment avez-vous pensé la gouvernance du dispositif ?
Dès le mois de mars 2023, une assemblée des acteurs locaux de l’alimentation et de la solidarité s’est tenue, rassemblant une soixantaine de personnes, une autre a suivi en novembre. Toutes les clarifications sur les volontés des uns et des autres, comme les capacités d’engagement, ont été partagées. Des groupes de travail thématiques se sont mis en place. La Ville apporte son soutien à la cellule d’animation pour préparer les réunions et la logistique, et deux élu·e·s contribuent au travail partenarial.
J’insiste sur ce point : la qualité du travail partenarial est une condition majeure de réussite du projet. Certes la Ville de Grenoble est un acteur singulier avec un important budget mobilisé, avec une forte ambition en termes d’ampleur du mécanisme et de calendrier. Malgré l’asymétrie, le principe d’égalité entre partenaires nous conduit à des prises de décisions par consensus.
Dans la gouvernance provisoire actuelle, par rapport à la gouvernance finale souhaitée, il manque le monde paysan et les consommateurs et consommatrices. Sur le premier point, nous travaillons avec les acteurs de l’ESS en lien avec les producteurs et productrices ainsi qu’avec un représentant de la Confédération paysanne, rassemblés au sein du groupe de travail « production & distribution ». Pour le second point, nous ferons émerger cette année une Assemblée citoyenne de l’alimentation qui intégrera la gouvernance du mécanisme. Le choix a été de commencer le travail partenarial sans attendre que le parcours d’engagement citoyen aboutisse, car l’horloge tourne, le mandat est court. La synchronisation s’opérera dans le passage d’un régime transitoire à un régime nominal, dans le déploiement d’un mécanisme de SSA fonctionnel et robuste dans la dernière phase du mandat.
Nous visons un lancement de la Caisse à l’automne 2024, avec ses règles et son système de gouvernance ; que les premières cotisations puissent être versées, que les premiers bénéficiaires puissent faire leurs achats dans le réseau de distribution conventionné. Nombre de questions restent encore à trancher, d’inconnues à clarifier, de précisions à apporter, notamment sur le véhicule monétaire… Je suis confiant, les groupes de travail sont très actifs, l’imagination et l’expertise se combinent plutôt bien !

 

 

Souhaitez-vous que, comme à Montpellier par exemple, les bénéficiaires soient majoritaires dans la gouvernance ?
Cela fait partie des options en discussion. Là où les bénéficiaires ont un rôle crucial, plus que dans le fonctionnement technique de la Caisse, c’est dans le conventionnement, i.e. le choix des producteurs et distributeurs conventionnés. Par exemple : est-ce que l’on privilégie le bio ou le local ? Les magasins bio, les coopératives, les supérettes, la grande distribution ? Mais également la place du privé dans la gouvernance : est-il souhaitable d’intégrer certaines fondations, le réseau des Biocoop, les marchés de producteurs ? Là où il y a débat, il doit y avoir exercice démocratique, avec des choix éclairés et assumés. C’est là que les consommateurs et consommatrices doivent pouvoir exercer leur citoyenneté : le chemin de la démocratie alimentaire est long, exigeant, mais assurément passionnant !
Notons que nous ne raisonnons pas en termes d’expérimentation : une expérimentation a le droit de faire des essais, d’échouer, de recommencer autrement, d’échouer à nouveau… Ce n’est pas non plus un dispositif municipal, à la manière ce que pourrait faire un CCAS par exemple : nous sommes dans la construction d’un mécanisme nouveau qui répond à un besoin réel et mal satisfait par la sphère marchande ou publique, travaillé avec l’ensemble des parties prenantes, une innovation sociale qui vise la pérennité et qui survive à sa montée en charge et aux aléas politiques… Si ce projet mobilise de l’argent public au démarrage, il doit construire son autonomie dans le temps.

 

Quel est l’ordre de grandeur du nombre de bénéficiaires visé ?
Nous visons pour la première année 1 % de la population grenobloise, soit 1 600 personnes. Du moins c’est ce que nos premières modélisations indiquent comme capacité de charge initiale de la Caisse, même si beaucoup de paramètres encore non stabilisés subsistent, porteurs d’incertitudes : c’est un nombre très théorique, à ne pas prendre comme un « grigri ». Si on ne l’atteint pas formellement la première année ce ne sera pas un échec pour autant, mais un encouragement à poursuivre nos efforts.

 

Y a -t-il d’autres territoires dans le Département intéressé à cette idée ?
Lors de l’étude prospective menée dans le cadre du PAiT, la SSA sortait comme une priorité y compris dans les territoires ruraux pour les débouchés de productions agricoles (« si vous nous garantissez un débouché, nous serons partants ! »). Mais également comme une réponse possible à une précarité alimentaire présente un peu partout, qui soit plus adaptée que l’aide alimentaire de par la qualité des produits, du choix souverain, du lien avec l’agriculture vertueuse…
La Communauté de communes de Saint-Marcellin-Vercors-Isère a manifesté son intérêt dès le début et suit de près nos travaux, le Parc naturel de Chartreuse envisage un marché de producteurs à tarification solidaire qui, sous certains aspects, peut aussi être une forme de SSA. De son côté la Métropole chemine dans sa réflexion, tout comme certaines communes limitrophes qui attendent que la « preuve de concept » grenobloise fasse la démonstration de son efficacité. Par ailleurs, j’ai l’intuition que les territoires situés le long de la ligne TER reliant tout le bassin d’emploi grenoblois pourraient avoir intérêt à ce que les travailleurs et travailleuses pendulaires puissent bénéficier d’un mécanisme unifié de SSA : nous intégrons la modularité et la scalabilité dans la conception pour que d’autres territoires puissent, peu à peu, intégrer le mécanisme. Et progressivement, pourquoi pas, aboutir à une SSA à l’échelle du PaiT ? L’Histoire jugera mais, après tout, on n’est jamais à l’abri du succès.

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Janvier 2024