Grand Entretien : Benoît Hamon
Un appel à la société civile engagée
Publié le 18 novembre 2024 par clem.alx
Benoît Hamon,

Président de ESS France

Quel est le point de vue d’un des rares acteurs politiques français pleinement engagé avec et dans la société civile, sur les événements de juillet 2024 en France, sur le rôle des acteurs sociopolitiques de la société civile ? Tel était l’enjeu de l’interview de Benoît Hamon, en discussion avec Jean Louis Laville et Benjamin Coriat.

Et le résultat a été à la hauteur des attentes : cette interview est un appel à la société civile, aux forces sociopolitiques insérées et engagées en son sein – en premier lieux les acteurs de l’ESS et des Communs, les associations citoyennes, les coopératives - , un appel à :

• Se mettre en mouvement, à engager eux-mêmes les transformations sociale et écologique « sans attendre que le politique construise l’agenda », en cessant de « se comporter par rapport au politique comme s’il détenait un pouvoir qu’il n’a plus », à cesser de « renoncer à leur propre pouvoir » !
« Pour avoir été de l’autre côté de la barrière, je sais tout le pouvoir que l’on a de ce côté, quand on veut ».

• Construire eux-mêmes une stratégie d’élaboration et d’union qui permette :
• D’identifier, d’explorer et faire connaître les voies principales par lesquelles peuvent s’engager de telles transformations ;
• De se transformer soi-même dans cette action, en s’enrichissant mutuellement des expériences des autres !

« De toute évidence, notre époque demande », dit Benoît Hamon, « que se construise une alliance entre force civile et force de gauche ». « ESS France va s’efforcer de construire une stratégie qui permette la transformation sociale ». La poursuite d’un tel débat fort riche est souhaitée à l’automne.

 

Il nous parait difficile dans cette interview de ne pas évoquer la situation politique.
Le sursaut du Front Républicain du 7 juillet, « déjouant le pire, saisissant dans la tempête la chance d’une révolution démocratique trop longtemps attendue 1 », a fait un barrage à la montée impressionnante du RN lors des élections européennes et du premier tour des législatives. Mais l’analyse des raisons de cette tempête doit être cependant faite pour aller aux racines d’une catastrophe possible.

Benoit Hamon,
Pour aller à l’essentiel parmi la multitude de facteurs, commençons par examiner les raisons exprimées par les électeurs du RN eux-mêmes sur les motivations de leur vote : une majorité dit voter pour le RN en se déclarant raciste et considère que ce qui relève de leur identité, de leur mode de vie, de leur statut dans la société est remis en cause. L’origine de ce sentiment de déclassement, de cette souffrance vient de ce qu’ils considèrent que le point d’équilibre de leur société a été percuté par les migrations et qu’ils estiment difficile de coexister avec des migrants.
C’est intéressant et on peut en déduire que pour ces électeurs, une grande partie de ce qui nourrit leur sentiment de mal être et d’injustice (la dégradation des services publics et de la protection sociale, l’impossibilité de la mobilité sociale...) n’a pas son origine dans une absence de redistribution des richesses, dans l’accaparement de celle-ci par une minorité, dans des inégalités sociales, des rapports de force défavorables entre le capital et le travail... mais dans l’existence d’une catégorie d’indésirables, qui précarisent la société. En résumé, la question identitaire se substitue aux questions sociales.
Nous devons donc regarder les choses avec honnêteté et répondre à la fois à la question sociale (services publics, salaires...) et à la question démocratique (en montrant que l’on peut, par la démocratie, en choisissant ses dirigeants par des élections, répondre aux demandes sociales). Le désenchantement ne vient pas de ce que la démocratie déçoive près de chez soi, mais qu’elle déçoive au niveau macro des autorités politiques nationales (Président, gouvernement, parlementaires). La démocratie fonctionne mal, elle représente mal, ne permet pas que les électeurs tirent bénéfice du bulletin qu’ils déposent dans l’urne.
Il y a donc à la fois une question sociale et une question démocratique qui s’articulent étroitement. Cela justifie que l’on cherche à articuler de manière efficace l’action politique classique avec l’action de la société civile, pour redonner aux questions sociales et démocratiques le primat qu’elles ont perdu face aux questions identitaires.

L’abandon des forces populaires par les forces de gauche, au cours de la période de la mondialisation (des années 80 à nos jours) ne constitue-t-elle pas une des causes de cette montée de l’extrême droite en France ?

Les premiers responsables, ce ne peut pas être la gauche, qui a toujours combattu l’extrême droite. Mais on peut interroger la responsabilité de tous les gouvernements, y compris issus de la gauche, remarquons que cette montée de l’extrême droite ne se fait pas qu’en France, elle existe dans tout le monde occidental.
Il y a une crispation de élites, masculines, occidentales autour de trois maisons qui brûlent :
• La fin de l’hégémonie occidentale sur l’ordre mondial. Les exemples les plus récents sont nombreux : c’est la Chine qui tout récemment réunifie les fractions palestiniennes – temporairement et de manière symbolique – mais aussi l’Iran et l’Arabie Saoudite ; c’est la France expulsée du Sahel ; c’est l’Afrique du Sud qui traduit Israël devant la CPI ... Tout cela traduit le fait que des puissances rivales ont émergé et que la puissance occidentale s’exprime avec beaucoup moins de force.
• La fin du modèle économiques capitaliste. Il est devenu clair que le modèle sur lequel était basée l’hégémonie occidentale ne peut plus croître exponentiellement dans un monde fini. D’où l’incertitude, l’inquiétude et le sentiment que l’on ne pourra plus s’enrichir comme avant sans impunité !
• La fin du patriarcat. Le règne des hommes sur la moitié féminine de l’humanité est de plus en plus interrogé, dénoncé : au nom de quoi les hommes peuvent-ils exercer le pouvoir dans leur propre foyer et sur la société en entier ?
Ce triple incendie crée une forme de panique identitaire chez les dirigeants, une crispation que l’on retrouve partout, et qui s’exprime à travers des discours réactionnaires, conservateurs « c’était mieux avant », « on peut encore continuer de croître sans limites »...
Faute d’avoir su mobiliser des passions positives devant ce triple incendie, l’extrême droite cristallise cette crispation de ceux qui ont le pouvoir ou s’en approchent, identique dans tous les pays.

Benjamin Coriat,
Je souscris à cette analyse, que je trouve pertinente, des trois effondrements et des tendances de fond qui en résultent. Je rajouterai que ces effondrements ont été accélérés par l’hégémonie néolibérale des années 1980 (Reagan, Thatcher). Face à elle, il faut reconnaître que la gauche a fait faillite : je ne parle même pas du communisme qui s’est totalement effondré avec le mur de Berlin, mais on ne peut nier les responsabilités de la social-démocratie : la vision portée par le néolibéralisme a été adoptée et assumée à gauche par Blair, Schröder, Jospin et Hollande, qui se sont aplatis devant la tornade venue d’outre atlantique. Aussi, faut-il plus que jamais montrer que nous nous séparons radicalement de ces visons et politiques néo libérales. Il nous incombe de construire une vision du futur qui doit être tout à la fois crédible et en rupture complète avec le néo-libéralisme et sa variante sociale libérale.

Jean-Louis Laville,
Ces trois effondrements rendent compte d’une spécificité actuelle mais ils font aussi écho à ce qui a déjà eu lieu dans l’histoire, par exemple au cours des années 1930, à savoir le dogmatisme d’une société de marché qui crée une telle insécurisation de la vie quotidienne qu’elle fait le lit du fascisme. Plus largement, au XIXe siècle et au XXe siècle se dégage un cycle en trois moments pour le capitalisme : dans un premier temps il prône la généralisation de la concurrence, puis il aménage celle-ci en la complétant par un discours moralisateur basé sur la philanthropie, enfin les limites de celle-ci amènent à un raidissement autoritaire.
Face à la récurrence de ce cycle, l’économie sociale a résisté à partir de sa force associationniste, mobilisant une solidarité démocratique grâce à des formes d’auto-organisation citoyenne permettant de satisfaire des besoins ignorés par le marché. Mais au-delà de la constitution d’un secteur d’entreprises non capitalistes, la dynamique contemporaine de ce qui est désormais appelé économie sociale et solidaire (ESS) fait apparaitre des leviers pour un changement profond. Depuis quelques décennies des opportunités inédites se profilent grâce à une ouverture à la fois vers le local et l’international. L’ESS a découvert que sa structuration nationale autour de familles statutaires pouvait être renforcée par une action sur les territoires, un maillage comme celui découlant des pôles territoriaux de coopération économique peut renforcer sa visibilité ; d’autant plus que les politiques dédiées se mettent en place dans les collectivités locales de différents niveaux. La multiplication d’initiatives citoyennes dans tous les continents autorise aussi à repenser l’ESS dans une perspective renouvelée par des dialogues Nord-Sud. Les apports du Sud Global portent en particulier sur la critique de l’imaginaire économique productiviste obsédé par l’augmentation du volume et la croissance. À cet horizon d’une expansion sans fin peu soucieuse d’équilibres écologiques et sociaux peut être substitué celui du bien-vivre qui privilégie le respect et l’amélioration de la vie de toutes et tous, des humains et non humains. L’ESS peut se resituer dans une réflexion planétaire sur la conception de l’économie où discutent ensemble sociétés non occidentales et occidentales pour refonder un projet de transformation démocratique.

Benoît Hamon,
Il est très intéressant d’avoir un échange de cette nature sur la genèse du moment, les comparaisons historiques, mais aussi sur les façons que l‘on a d’agir, hors des cadres dominants aussi bien économiques que politiques : par les territoires, avec le Sud dans des perspectives plus globales, pour des solidarités citoyennes économiques et démocratiques. Nous avons devant nous de nombreux travaux pratiques.
Je prends un exemple : il y a une grande importance à relever le défi lancé par les empires économiques sur la question de l’information et des médias. Or il existe un modèle efficace, un modèle non lucratif, pour garantir l’indépendance des médias et la possibilité de construire une presse qui joue le rôle de contre-pouvoir face aux grands médias mainstream privés qui portent une vision du monde des plus inégalitaires, fantasmatiques, parfois xénophobes.
Ce qu’offre les communs numériques est précisément cette capacité à construire un bloc capable de s’opposer à cette désinformation, de développer une multitude d’anticorps formant une résistance, voire une contre-offensive.
Ces médias non lucratifs, de plus en plus nombreux, forment un écosystème de média, soit généralistes, soit thématiques, que nous devons soutenir. Le média Street Presse, par exemple, est spécialisé sur le net dans la documentation des actes et propos racistes des milieux du RN ou de la presse Bolloré. Ils font l’objet de harcèlement judiciaire de la part de ces milieux.
Il faut créer une digue, de la coopération, de la solidarité pour s’opposer à cette guérilla judiciaire. ESS France prendra ses responsabilités. Nous définissons une stratégie pour multiplier ces médias et faire converger la participation citoyenne à ce sujet.

Benjamin Coriat,
C’est une question très importante sur laquelle je voudrais rebondir, parce que c’est un point de bascule entre ESS et communs.
J’ai le plus grand respect pour l’ESS, mais il faut rappeler que les mutuelles et les coopératives sont nées et ont pris leur essor au XIXè siècle. Elles sont liées à la protection des salariés, à la lutte contre la prédation du capitalisme. Mais elles ont opéré et se sont déployées au sein et dans la logique du marché. Il faut maintenant basculer vers autre chose auquel les communs peuvent apporter un renouvellement sur des dimensions essentielles.
Le propre des communs, ce qu’ils apportent, c’est la tension qui les habite et qu’ils sont capables de déployer entre « préservation » (de la nature, des écosystèmes…) et « accès » aux ressources que portent ces écosystèmes.
Dans les cas des communs numériques, auquel il a été fait référence, la ressource concernée (l’information) étant aisément reproductible et non rivale (des millions de personnes peuvent y avoir accès en même temps sans altérer sa qualité), les communs permettent un accès universel à couts très faibles ou nuls. Dans le cas de communs qui concernent des ressources « tangibles » non facilement reproductibles ou épuisables, les communs apportent ceci qu’ils sont capables de formuler des règles qui permettent de concilier prélèvement des ressources et préservation des écosystèmes. Ils permettent ainsi d’établir une autre relation au vivant, et finalement une autre manière d’habiter le monde.
Permettre l’accès universel si la ressource est aisément reproductible, permettre sa préservation, grâce à des règles d’accès et de prélèvement collectivement posées, si sa consommation altère son existence, telle est la contribution fondamentale d’une approche par les communs
Je voudrai ici insister sur le fait que cette relation accès/ préservation des écosystèmes n’est pas dans l’ADN de l’ESS. La prise en compte de cette dimension des choses est dans l’ESS, purement « optionnelle ». Là est le cœur des discussions à mener entre communs et l’ESS. On peut formuler les choses en disant que la question qui nous est posée est : comment les communs peuvent-ils tirer parti de la grande tradition de l’ESS en matière d’institutionnalisation et de marginalisation du pouvoir du capital, et comment l’ESS peut-elle absorber et faire sien le principe de préservation des écosystèmes que porte les communs. C’est là une dimension clé, le programme de rupture qu’il faut désormais faire rentrer dans la société.

Benoît Hamon,
Je suis sensible à tout cela ! Il est essentiel que demain les prélèvements ne tuent pas la ressource. Ce que le modèle des communs propose est une référence vers laquelle il faut tendre. Et nous sommes d’accord que dans la grande diversité de l’ESS, une partie singe le modèle capitaliste (dans ses modes de management, dans ses choix d’investissement...) et qu’elle n’a plus qu’un rapport résiduel avec l’ESS relevant plus de la commémoration d’un glorieux passé que de la réalité pratique.
Nous avons conscience de tout cela et ESS France va s’efforcer de construire une stratégie qui permette aux uns et aux autres de retrouver le chemin du progrès et de la transformation sociale. Le modèle des communs est intéressant, car il challenge l’ESS sur les sujets forts de la démocratie et de la non lucrativité.

Jean-Louis Laville,
Si l’on continue dans la logique de cet enrichissement mutuel entre communs et ESS, le détour historique déjà évoqué montre que la question de l’accès était déjà présente dans l’associationnisme pionnier qui a précédé l’institutionnalisation de l’économie sociale. Ouvriers et paysans se sont mobilisés, en France surtout dans la période 1830-1848, pour protester contre l’écart inadmissible entre la proclamation de la République et la persistance de la misère. Leur combat était centré sur l’accès à la parole et à l’action collectives en conformité avec les principes de liberté et d’égalité, pour concrétiser par la solidarité l’idée de fraternité. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’économie désignée parfois comme alternative mais de plus en plus qualifiée de solidaire à partir des années 1970 se positionne sur des enjeux comme les énergies renouvelables, avec la conviction qui deviendra l’étendard des forums sociaux qu’il est nécessaire de résister et de construire d’autres façons de faire. Le débat fait rage dans le mouvement anti-nucléaire de l’époque entre, d’une part celles et ceux qui veulent se cantonner dans le répertoire revendicatif traditionnel des mouvements sociaux et, d’autre part celles et ceux qui veulent élargir les registres d’action à la mise en place de solutions pour une transition énergétique concrète.
Les objectifs d’accès à l’accueil des jeunes enfants et de soins pour les personnes, donc de préservation des relations sociales, sont aussi présents dans le mouvement des crèches et lieux d’accueil parentaux. Ces questions longtemps considérées à tort comme secondaires parce que ne relevant pas de la production marchande revêtent une importance décisive pour les modes de vie. La dérégulation du secteur de la garde d’enfants, comme d’ailleurs celui des résidences pour personnes âgées, leur accaparement par des groupes privés lucratifs guidés par l’appât du gain pour les actionnaires ont engendré une situation dramatique : difficultés d’embauche en raison de salaires insuffisants et de conditions de travail dégradées, droits humains bafoués, désespoir des salariés comme des usagers…

Benoit Hamon,
Pour prolonger ce dernier exemple, le plaidoyer que l’on peut mener est déjà dans l’air : dans le domaine des services aux personnes (petite enfance, personnes âgées, handicapés), quand la dignité des personnes est en jeu, il faut que ces activités soient réservées au secteur public ou aux acteurs privés non lucratifs ; que les critères d’évaluation de l’action des personnels ne soient pas le nombre de personnes vues dans la journée, mais le temps passé avec elles. Cela fait sens et une large majorité de citoyens adhère sans difficulté à ce point de vue.
J’ai travaillé sur ces questions et le droit européen n’empêche pas d’agir dans ce sens. Je rejoins donc l’analyse de Jean Louis Laville sur la petite enfance : les conséquences de la mise en concurrence d’entreprises commerciales sur le sujet sont accablantes. Elle illustre le recul de la place laissée aux projets associatifs sur les territoires et donc, de la capacité des citoyens à prendre en charge les demandes sociales.

 

 

M. Hamon, Ne croyez-vous pas que, parmi les nombreux chantiers qui devraient être ouverts, figure la question des rapports des institutions avec les acteurs de la société civile ?
Qu’il existe un besoin de transformation de la position des institutions elles-mêmes (locales ou d’Etat) pour les rendre plus à l’écoute des initiatives et projets des populations, moins en surplomb, plus favorables au partage des décisions ?

Benoît Hamon,
Je vais dire une Lapalissade : cela existe depuis de nombreuses années, mais pendant les 7 années de présidence Macron, cela a été poussé au paroxysme ! On a enjambé toutes les composantes de la société civile, ignoré toutes les revendications, propositions, relais d’action venant du terrain. Macron a gouverné sans la société civile, mais cela avait commencé avant lui.
On a parlé de gouvernement d’experts, comme si l’expertise était le monopole d’une élite. Mais je fais le reproche aux acteurs de l’ESS et à la société civile de continuer à se comporter par rapport au politique comme si celui-ci détenait le même pouvoir qu’avant, de fantasmer un pouvoir qu’il n’a plus. Et de ce fait de renoncer à son propre pouvoir. Et la responsabilité de la société civile, du mouvement social, peut-être particulièrement dans notre situation, est d’agir pour poser les éléments de plaidoyer, de ne pas attendre que le politique construise l’agenda, d’engager lui-même les transformations correspondantes. Peut-être que la situation favorisera cette évolution ?
Si nous prenions juste le champ de l’économie sociale et solidaire et que nous imaginions juste les coopérations possibles pour faire émerger les pratiques alternatives ; si demain les mutualités, les assurances, l’ESS décidaient qu’une partie des prestations étaient versées en monnaie locales complémentaires ; si demain étaient fléchés pour l’émergence de média alternatifs les véhicules d’investissement de l’ESS ... ce serait assez formidable ! Pensons aux capacités de transformation que possèdent les stratégies d’essaimage des SCIC (mode de gouvernance de services d’intérêt général intéressant par ce que réunissant autour d’une même table les acteurs pouvant mettre en œuvre de tels services) !
Cela c’est de la démocratie, c’est de l’intérêt général. C’est tout à fait l’idée que je me fais de la bonne manière de répondre aux demandes sur un territoire, en travaillant à la coopération, qui nous arrache à l’idée que nous nous faisons de nos rôles respectifs. Si nous nous investissions nous même de façon à intensifier les relations des acteurs de l’ESS entre eux, cela aurait déjà un impact démocratique et social considérable. C’est ce à quoi je crois et ce que j’aimerais faire.
Il faut surtout que nous sortions du rapport infantile que nous avons au pouvoir public. Pour avoir été de l’autre côté de la barrière, je sais tout le pouvoir que l’on a de ce côté-ci quand on le veut, mais je sais aussi toute la fumée liée à l’exercice du pouvoir politique et dont il ne faut pas être dupe !
A l’annonce du plan massif de suppression de milliards d’euros du budget, ESS France a engagé un rapport respectueux avec le gouvernement. Car il faut voir ce que cela représente : la désagrégation des solidarités construites par les français, le plan social massif de dizaines de milliers d’emplois associatifs... L’ESS est le seul secteur où l’on est payé de mots !
 
L’ESS est donc légitime à revendiquer le principe de co décision dans ses rapports de co construction avec le service public ?

Evidemment ! À propos de cette relation entre société civile et politiques, je vais être sévère avec le Front Populaire : la séquence dans laquelle on se trouve, voit le Front populaire arriver en tête certes, mais en minorité très relative. Et cette position est née et hérite de la mobilisation populaire. Or la première décision qui est prise est celle de dissoudre la société civile, de s’enfermer entre chefs de parti pour acter qu’un seul programme existe !
De toute évidence notre époque demande que se construise une alliance entre la société civile et les forces de gauche. Et, on le reconnaîtra, cela n’a rien à voir avec la décision de mettre les responsables des quatre partis dans une même pièce. Et on ne peut pas dire que l’on a respecté la société civile parce qu’on va chercher des personnalités ailleurs que dans les sections de ces partis. On veut une méthode de gouvernement qui consente à fabriquer une politique entre représentation politique et acteurs de la société civile et qui en contrôle la mise en œuvre.

Comment voyez-vous cette alliance avec la société civile ?

Déjà, lorsque l’on a obtenu 200 sièges à l’Assemblée Nationale, on ne parle pas comme si on en avait 400. En fait le Front populaire se trouve dans une mâchoire :
D’un côté l’hostilité du Sénat et de l’Assemblée Nationale ; de l’autre le Président qui va exercer ses prérogatives et qui n’y renoncera pas ; avec de plus des caisses de l’Etat qui sont vides et dans des conditions où il est impossible de réaliser la réforme fiscale qui permettrait de les renflouer.
Il faut donc desserrer cette mâchoire, sortir du cadre et la seule manière est de donner à la société civile la capacité d’enclencher les transformations sociales et de lui donner la légitimité que la situation condamne.
Dans les divers champs de l’école, du travail, de la santé, de la transition écologique ... il faut ouvrir des cycles parallèles de négociation sociale qui permettent d’enjamber les difficultés parlementaires qui autrement seront incontournables.

Benjamin Coriat,
Cette dimension des choses me paraît très importante : l’idée de mieux associer les citoyens, les instances représentatives et/ou concernées par les sujets en débat ... nous le souhaitons tous, mais nous sommes tous un peu coincés et démunis, dès qu’il s’agit d’indiquer comment procéder pour ce faire. Je voudrais ici avancer deux remarques :
a) J’ai bien sûr défendu le Nouveau Front Populaire, mais en lisant attentivement le programme élaboré vous verrez qu’en fait il y a très peu de propositions concernant la transformation sociale ! C’est essentiellement un programme redistributif. Très peu de choses touchent à la transformation sociale, aux modes de gouvernance (des entreprises ou des administrations) , à l’innovation sociale et institutionnelle. Or nous savons tous que ce n’est pas à l’intérieur des cadres institutionnels tels qu’ils sont que nous pourrons faire avancer les choses.
b) Si nous sommes d’accord sur le fait qu’il faut bien davantage associer citoyens et la société civile à la gestion et la prise de décision pour garantir la transformation sociale, la question qui se pose est : comment fait-on ? C’est sans doute là que les choses se compliquent. Pour ma part, je soutiens l’idée que renforcer la « démocratie participative » ne suffit pas. II faut introduire dans nos modes de gouvernance et de prise de décision, des principes qui relèvent non de la seule démocratie participative, mais de la démocratie délibérative.
J’ai en tête ici la formidable leçon de choses donnée par la Convention Citoyenne sur le Climat qui a permis que 150 personnes tirées au sort, réunies pendant quelques mois, qui ont été capables de proposer 150 mesures pour permettre d’abaisser les émissions de GES de 30 % d’ici 2030, chacune des mesures proposées ayant été adoptées à plus de 96 % des voix.
Macron a mis ces propositions à la poubelle au mépris de ses engagements. Mais nous devons réfléchir sur les potentialités qu’offre cet outil qu’est la Convention Citoyenne. Un outil qui peut être déployé tant au niveau micro (celui des territoires), qu’au niveau macro, sur des questions de portée nationale. Plus généralement toutes les formules qui font des citoyens les « mandants » et de l’administration un simple « mandataire » doivent être explorées. La revitalisation de notre démocratie en dépend.

Jean Louis Laville,
Ainsi, la démocratie représentative dont la présence est assurée dans les entités de l’ESS par les statuts (associatif, coopératif, mutualiste) ne peut rester vivante que si elle s’appuie sur des modalités pratiques de démocratie délibérative concernant aussi bien l’expression des salariés, par exemple sur l’organisation du travail, que celle des usagers, par exemple sur la conception des services qui leur sont destinées.
La démocratie représentative est également plus à même de répondre aux demandes sociales si elle est informée par des co-constructions avec des réseaux citoyens, comme celles qui font l’objet de ce numéro de revue. Le monde associatif dans sa diversité est en mesure de contribuer à la délibération sur des questions sensibles. Cet apprentissage de la délibération et de la co-élaboration n’est pas facile mais il y a des expériences sur lesquelles on peut s’appuyer à Marseille, Nantes, Poitiers, Rennes, Strasbourg et dans bien des espaces ruraux.

Benoît Hamon,
Je suis totalement d’accord avec ces points de vue ! Après, toute la tâche est de construire cette articulation ! Mais il est sûr que ce que nous observons aujourd’hui, ce n’est pas un trop plein de démocratie, mais le contraire ! Et ce qu’il faut noter c’est que là où la démocratie déçoit, trop de personnes consentent à se désarmer au profit d’un « chef ». Or c’est l’espérance inverse qu’il faut réinjecter dans la société.
Là où la démocratie est attaquée, même si elle est poussiéreuse et bringuebalante, c’est une mauvaise nouvelle.
Un exemple : quand il y a deux ans, sous prétexte d’améliorer le pouvoir d’achat des fonctionnaires, le gouvernement a décidé, avec l’accord des syndicats, de supprimer l’adhésion individuelle des fonctionnaires à une complémentaire santé, en faisant basculer tout le monde dans le champ d’un contrat collectif, supprimant ainsi le rapport des personnes à un projet de mutualisation solidaire, cela a signé la « fin possible » de la démocratie mutualiste ; on démolit, avec l’accord des syndicats et sans que l’ESS ne proteste réellement, en échange d’un gain provisoire et fragile de pouvoir d’achat, toute l’histoire de la mutualité ; on a consenti à l’extinction d’un espace de démocratie qui permettait la conscientisation de nombreux militants.

Benjamin Coriat,
Je souligne un autre trait de la démocratie délibérative : la nature « pacifiée » des procédures qu’elle met en œuvre et dont elle est porteuse même sur les questions les plus controversées et susceptibles de conduire à des affrontements et à la violence. L’exemple que j’ai en tête est celui de Sainte Soline : ne serait-il pas plus raisonnable de faire une convention citoyenne sur la façon de partager l’eau entre les divers usagers ? Une convention où seraient présents et les représentants de l’agro-industrie et les collectifs de paysans mobilisés sur les questions de l’eau, les Maires, les simples citoyens pour qui l’accès à l’eau potable est une question essentielle... Une telle convention citoyenne apporterait un espace de paix et de débat là où prédomine une violence terrible – orchestrée par le pouvoir.
J’ajoute que la référence à l’idée du « bien commun » avec tout ce que cette notion implique en matière de gouvernance, d’’implication des citoyens, est devenue à mon sens une dimension clé des transformations à promouvoir. Si les italiens ont gagné lors du référendum organisé contre la privatisation de l’eau il y a quelques années, ce n’est pas en soutenant le principe abstrait « de la défense du service public », mais celui très concret de « l’eau, bien commun » (« acqua bene comune » était le mot d’ordre des mobilisations). Cela a rendu possible la tenue d’un référendum d’initiative populaire auquel ont participé 27 millions d’électeurs ! Cela donne une mesure de la puissance de l’idée de biens communs. Notons que dans le programme du Nouveau Front Populaire, cette question « des biens communs » n’est mentionnée que par une phrase, à propos de l’eau justement, mais la référence est à contre emploi, car ce qui est visé dans le programme, n’est pas faire de l’eau un véritable commun, mais de renationaliser la gestion de l’eau là ou où elle a été confiée au privé. Ce qui est tout autre chose.

 

 

Je souligne aussi un autre projet, porteur du principe de démocratie au plus près des habitants : celui de la Sécurité Sociale de l’Alimentation, qui, avec une trentaine de projets en cours de montage, illustre aussi la force de la démocratie.

Benoît Hamon,
Oui, cela fait l’objet de nouvelles formes de délibération.

Jean Louis Laville,
Comme l’a mentionné Benoît, à chaque fois que l’ESS a fait un choix consumériste, au mépris de ses propres traditions, les conséquences ont été désastreuses : un autre exemple est celui des mutuelles de consommation, qui ont disparu pour ce type de raison dans de nombreux pays.
L’avenir de l’ESS est moins dans l’alignement avec les normes du système dominant que dans la prise en compte de la pertinence de ses spécificités. Ainsi les projets de sécurité sociale de l’alimentation prouvent l’actualité du principe de la mutualité, comme hier il a été la matrice à partir de laquelle a pu être envisagée l’invention de la sécurité sociale.
Il y a des avancées et aussi des victoires, sur l’eau en Italie, mais aussi en Amérique Latine et on doit s’inspirer des expériences déjà là dans le monde.
La démocratie est confrontée à des menaces, cependant la tendance autoritaire n’est pas la seule à se manifester, il existe partout des dynamiques citoyennes montrant que la solidarité démocratique reste une référence vivante. Toute la difficulté réside dans l’agrégation de ces démarches instituantes avec les forces politiques et sociales instituées. Comme il vient d’être dit, de grands chantiers démocratiques sont amorcés et sont à prolonger. Les différentes composantes des communs et de l’ESS y contribuent déjà et peuvent y prendre une plus grande place en accentuant leurs coopérations.

Benjamin Coriat,
Je me réjouis de cet échange : rénover la tradition de l’ESS à partir de ce qu’apporte les communs, c’est un enjeu majeur, de la transformation sociale.

Avant de vous donner la parole pour conclure, M. Hamon, je suggère que nous puissions prendre date pour prolonger et concrétiser les avancées qui ont été actées.

Benoît Hamon,
Oui avec plaisir, à la rentrée ! L’échange montre qu’il existe des pistes prometteuses et beaucoup de choses à construire, sachant qu’il y aura une multitude d’autres initiatives à discuter à la rentrée.
Il est utile de discuter sans attendre nécessairement que toutes les planètes soient alignées : on doit commencer à construire, à accompagner, créer ou dupliquer dans une stratégie concrète de transformation. Et essayer d’orienter des financements disponibles. L’ESS a la capacité à lever des fonds, sur des projets de solidarité, de transition écologique...

 

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Juillet 2024