Jean-Louis, Benjamin, comment analysez-vous la situation actuelle ?
Après une époque de compromis social pendant la période des Trente Glorieuses (1945-1975) un nouvel ordre du monde s’est imposé. Il est symbolisé par le consensus de Washington en 1989 recommandant déréglementations et dérégulations, restriction du périmètre de l’intervention publique et marchandisation. Selon ses promoteurs il était destiné à remettre en avant la concurrence mais il a en fait soumis la société à un surcroit de bureaucratie qui a assujetti les gens à la discipline des experts. C’est le règne des consultants et cabinets conseil, porteurs du dogmatisme du marché. Les conséquences sont désastreuses : la paupérisation et la précarisation jointes à l’absence d’écoute génèrent des sentiments d’abandon. Beaucoup de personnes ont l’impression d’être méprisées par la technocratie sure d’elle-même qui se pense modernisatrice. Dans ces conditions la démocratie est menacée, comme dans les années 1930 où l’excès de marché a favorisé l’accès au pouvoir des fascismes, les promesses démagogiques et extrémistes trouvent une audience incontestable.
Face à ce danger le retour à la social-démocratie ne saurait suffire parce qu’elle s’est concentrée sur la redistribution des richesses laissant leur production aux mains du capitalisme. Elle s’est donc placée dans une situation de dépendance par rapport à la croissance marchande. Quand celle-ci ralentit pour des raisons structurelles, les gouvernements ne peuvent que tenter de la relancer en acceptant les demandes des détenteurs du pouvoir économique et la social-démocratie dérive inévitablement vers le social-libéralisme.
Je partage ce point de vue. Nous avons affaire à une triple faillite : en 1989, la chute du mur de Berlin signe la fin de l’« utopie » communiste et avec elle la fermeture définitive d’une perspective à laquelle longtemps une partie de la gauche s’est rattachée. Mais, 1989, c’est aussi le triomphe de la vision néolibérale du monde. Comme l’a soutenu alors le président de la Banque Centrale américaine, « Ce n’est plus le capitalisme qui doit triompher, mais le capitalisme de marché et cela dans tout ». En somme le programme est devenu de passer d’une « économie de marché » à « une société de marché ». Le drame est que la social-démocratie a épousé le même projet : elle a fonctionné sur le principe qu’on pouvait laisser aux mécanismes de marché les allocations et les ajustements, et qu’il suffirait de procéder à certaines redistributions, sans transformation sociale véritable. Et cela est vite devenu un courant international : c’est Blair, Schröder, Jospin, sans parler de Hollande, avec son premier ministre Valls qui ont poussé tout cela à des limites inédites. Avec Macron (qui il faut s’en souvenir a été le secrétaire général de l’Élysée puis le ministre de l’économie de Hollande) cela a pris des formes extrêmes avec la « théorie du ruissellement », qui a encore accéléré la polarisation sociale, la concentration des richesses et par effet de conséquence la désertification des territoires, la désindustrialisation, la destruction ou l’atrophie des services publics.
Allons plus loin encore et observons que si on se penche sur le programme du Nouveau Front Populaire, on voit qu’il s’agit avant tout d’un programme de redistribution : il n’est pas ou très peu question de transformation sociale, pas question de fabriquer un Pôle public bancaire, de transformation de l’entreprise, de renouveler les formes de la démocratie... Ce programme laisserait la société presqu’en l’état. Or la revitalisation des territoires, la restauration véritable des services publics, passent par de la transformation sociale. En aucun cas on ne restaurera les services publics en se contentant d’y injecter de l’argent. Ils doivent largement être repensées dans leur concept même, dans leur périmètre et dans la manière dont ils sont distribués et gérés.
Ce que nous venons de dire sur l’épuisement de la social-démocratie et son glissement vers le social-libéralisme, sur la nécessité d’un projet inédit de transformation sociale permet déjà de situer pourquoi nous nous intéressons aux communs et à l’économie sociale et solidaire (ESS). Contre un débat centré sur l’État et le marché, nous partageons l’objectif de l’introduction d’un troisième pôle, la société elle-même. On ne doit pas réduire le débat à « plus de marché » ou « plus d’État » : on ne pourra trouver la solution des problèmes écologiques, sociaux et démocratiques actuels que par l’intégration de ce troisième pôle qu’est la société civile. La social-démocratie a perdu de sa légitimité parce qu’elle s’est cantonnée dans une vision étatiste focalisée sur la redistribution. Pour retrouver la confiance en la démocratie, les droits ne doivent plus être abordés comme des biens à répartir et les citoyens comme des bénéficiaires de l’action de l’État. Les droits sont des relations et les actions sociales ne peuvent être conçues sans intégrer les points de vue des citoyens concernés.
La thèse fondatrice des Communs, suivant en cela Ostrom, c’est de se situer non pas « entre le marché et l’État », mais « au-delà du marché et de l’État », c’est-à-dire de penser et déployer d’autres formes sociales que l’entreprise classique et les services publics tels qu’ils sont gérés aujourd’hui. Je crois que nous partageons cela avec l’ESS, même si je distingue l’Économie Sociale de l’Économie Solidaire (car, à mon sens ce qui se fait au nom de l’économie solidaire est beaucoup plus riche que ce qui se fait au nom de l’économie sociale).
Le passage vers des formes sociales nouvelles de production des biens et de délivrance des services est d’autant plus nécessaire, qu’à notre époque, se sont surajoutées les questions du changement climatique et de l’anthropocène. Je veux le dire ici avec force : l’apport fondamental des communs, ce qui leur est consubstantiel, c’est qu’ils se sont construits (depuis le 14ème siècle) autour de règles et de principes concernant de prélèvement sur la nature, qui permettent à la fois la reproduction des communautés humaines et la préservation des écosystèmes qui les abritent. Les Communs sont les gardiens des écosystèmes au sein desquels ils évoluent et à partir desquels ils se reproduisent. Pour le dire d’un mot, ce qu’exige la période actuelle, c’est qu’il nous faut à la fois penser au-delà du marché et de l’État, et penser la reproduction conjointe des communautés humaines et des écosystèmes. C’est dans cette perspective que notre action doit s’inscrire. Oublier cela, c’est aller droit dans le mur.
Je suis d’accord avec ces points-là ! Le système actuel repose sur ce que Karl Polanyi1 appelle le sophisme économiste, c’est-à-dire la confusion entre économie moderne et marché. Comme l’ont dit bien des féministes, cette survalorisation de la production marchande a pour corollaire l’invisibilisation de tout ce qui relève de la reproduction qu’elle soit sociale ou écologique. Les activités de soin aux personnes ou de protection de l’environnement ont ainsi été largement occultées, considérées comme « naturelles » et donc déléguées aux femmes dans l’idéologie patriarcale. Il est à noter que ces activités de reproduction2 figurent parmi celles qui ont motivé l’émergence de l’économie solidaire, ce qui la rapproche des communs.
Peux-tu préciser ce que tu entends par co construction d’action publique ?
Sans rentrer dans des débats techniques, ma réflexion vient de ce qu’est le politique : il y a deux traditions.
1. Pour Weber, dans une politique démocratique, il y a de la violence légitime exercée par la pouvoir public. Pour que la société ne soit pas en proie à la violence généralisée, il faut qu’il y ait une instance qui protège, l’État.
2. Pour Habermas, Arendt, Fraser, Honneth, il y a un autre pôle du politique : l’espace public. La démocratie ne se réduit jamais à un ensemble d’institutions représentatives, elle suppose qu’il y ait des capacités concrètes de délibération, de participation des citoyens.
L’idée de co-construction, c’est de sortir de cette perspective qui a longtemps dominée, selon laquelle les pouvoirs publics auraient le monopole de l’action publique. Il faut aborder l’action publique par un ensemble de tentatives articulant l’action des pouvoirs publics à des espaces publics, pour redonner des capacités d’expressions aux citoyens.
Dans la co construction, il s’agit de prendre en compte les expériences qui relient pouvoirs publics et espaces publics, sans vouloir chercher l’idéal ou l’expérience parfaite. Dans le projet de recherche participative Escape, qui est présenté dans ce numéro, il s’agit de mettre en place les conditions d’une réflexion collective et d’une mutualisation entre diverses expériences qui pourront faire l’objet d’analyses conjointes reliant 3 catégories d’acteurs : des acteurs de la société civile, des responsables publics et des chercheurs.
Là, je commence à diverger : je crains que dans cette approche on ne retrouve l’histoire du pot de terre contre le pot de fer.
Les pouvoirs publics ont le monopole de la violence, là-dessus Weber a raison, et le principe de base sur lequel ils fonctionnent est, en dernière instance, le principe d’autorité. C’est là le mode de coordination sociale propre aux pouvoirs publics. C’est l’administration qui décide au nom du principe d’autorité et, par une contrefaçon historique, il est postulé que l’intérêt général, par constitution, est ce qui émane des pouvoirs publics !
C’est une forfaiture, surtout aujourd’hui où l’appareil d’Etat est investi par le néolibéralisme, de façon non masquée, plus que jamais.
Concernant la co construction, je comprends que des tentatives soient faites, que l’on cherche des voies dans cette direction. Je comprends cela. Mais je dis mon scepticisme. Qui est basé sur l’expérience du déploiement des communs.
Qu’est-ce que les communs mettent en face des institutions ? En travaillant à leur institutionnalisation les communs, en se déployant, gagnent des espaces d’autonomie et un pouvoir qui s’appuie sur des pratiques et des formes juridiques diverses. Et là, la relation avec l’ESS est précieuse, car l’ESS a une tradition de fabrication de formes sociales et juridiques (de l’association, à la coopérative et à la mutuelle) qui permettent de marginaliser le pouvoir du capital (idée de non lucrativité ou de lucrativité limitée, de fonds impartageables) et installent des formes de gouvernance novatrices (par exemple dans la coopérative le principe « une personne = une voix »). Le mouvement d’auto-institutionnalisation des communs peut et le plus souvent est amené à s’inspirer largement de ces principes.
Une fois établi comme institution le commun peut s’engager dans de la coopération avec des émanations de la puissance publique, notamment au niveau local, et cela peut éventuellement déboucher sur des formes de co-construction. Malheureusement dans de nombreux cas la relation avec les autorités prend plutôt la forme de la confrontation. C’est le cas par exemple à Sainte Soline, pour éviter, avec la complicité active du préfet et des autorités publiques, que l’eau soit accaparée par l’agro-industrie. De même à Notre Dame des Landes, il n’y a pas eu beaucoup de co construction ! Et il y a un Etat qui, après avoir été battu sur le principe de l’aéroport, cherche à imposer en force, le principe de la propriété privée. Son objectif est d’empêcher les communs auto institués (dans le domaine agricole, du maraîcher, de l’habitat...) de continuer à exister.
Je prends les points que tu viens d’énoncer comme des points de vigilance. Je partage tes alertes sur les asymétries de pouvoir : si on met en place une démarche réunissant des personnes très dissemblables (par exemple sur la maîtrise de la parole), cela ne fera que conforter les positions des plus forts. Il en découle des critiques du partenariat comme discours enchanté, éludant les rapports de forces. La rhétorique participative utilisée par beaucoup de pouvoirs établis nous amène à souligner l’importance des espaces auto-institués. C’est la même perspective que celle développée par Fraser3 sur les contre-publics subalternes : pour ne pas être écrasés dans des négociations inégales, les groupes qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer ont à constituer des espaces où ils se retrouvent entre pairs et où ils peuvent établir des règles collectives à l’abri de tout jugement. Ces espaces auto-institués leur permettent de conforter leurs points de vue avant de se confronter à d’autres, ils sont donc nécessaires à une démocratie plus inclusive.
Par contre, les recherches effectuées à ce sujet montrent que la co construction ne peut être un simple processus de participation, ce qui la rabattrait sur une simple co-production ; pour qu’elle ait un véritable apport, une élaboration avec la société civile passant par la délibération est indispensable.
À partir de l’expérience que nous en avons, je voudrais insister sur deux conditions qui me semble nécessaires pour que de la co construction ait des chances de fonctionner :
a) La première est une situation où la puissance publique est faible : dans l’animation culturelle ou l’aménagement local- pour ne prendre que ces exemples - les acteurs locaux et les professionnels, sont bien plus porteurs de l’intérêt des populations et de l’intérêt général que les pouvoirs publics. Dans ce cas la co-construction peut fonctionner, car là l’État a intérêt à renoncer à une partie de ses prérogatives, il a besoin de partenaires et de relais. Mais demeure un risque de déséquilibre car du côté des pouvoirs publics la relation d’autorité n’est pas abolie, elle est juste suspendue : le pouvoir de décision, le financement, le pouvoir d’émettre des décrets, des arrêtés peut à tout moment s’exercer... Ce pouvoir est d’un côté et pas de l’autre. Néanmoins, sous certaines conditions cela peut marcher.
b) La seconde est une situation où à travers les communs, l’auto institution citoyenne a constitué un rapport de force tel qu’il est indépassable. Cela a été le cas à Notre Dame des Landes dans la première phase, et cela peut être le cas demain à Sainte Soline, où je pense que l’on va finir par gagner grâce au courage des nôtres qui pour l’heure sont l’objet d’une violence inouïe de la part des pouvoirs publics, mais qui tiennent bon et continuent de faire vivre l’espoir. Car de toute évidence la solution, qui ne peut consister qu’en un partage équitable de l’eau, est de leur côté !
Dans la seconde phase de Notre dame des Landes, par contre le rapport de force n’est plus le même et les habitants qui veulent co gérer la terre, l’eau ... ont bien du mal à le faire, vu l’importance des forces que l’État a engagées face à eux.
Ainsi je soutiens que le moment d’une possible co construction est sur déterminé, et se ramène fondamentalement à deux situations :
• le cas où l’État est incapable de définir par ses propres moyens une politique donnée et a l’intelligence qui consiste alors à ne pas faire tout seul ;
• le cas où l’État ne peut plus faire à sa guise car il est contraint par un rapport de force établi par des organisations citoyennes. Mais alors on n’est pas vraiment dans de la co construction, on est davantage dans la recherche et l’établissement de compromis.
Je voudrai aussi dire qu’entre les communs et l’État des relations positives sont possibles, mais je ne laisserai pas imaginer qu’il s’agit là de co construction. Comme je l’ai indiqué là où de la coopération s’est nouée, elle est rendue possible et déterminée par des conditions très particulières.
La co-construction insiste sur la place des réseaux citoyens (associatifs, solidaires…) depuis le début de la réflexion sur une politique publique jusqu’à la décision et la mise en œuvre. Choisir ce thème de travail, en décrire les pratiques c’est considérer que le cadre institutionnel existant exerce une discrimination négative à l’égard de toutes les tentatives qui se démarquent de la logique du système dominant (que ce soient les communs ou l’économie sociale et solidaire). Y a-t-il un chemin pour modifier ce cadre ? À quelles conditions, est-il envisageable de définir l’intérêt général non pas une démarche « descendante » à partir de l’État, mais en intégrant des contributions « ascendantes » ? Ce sont des questions ouvertes.
Je reprends ce que j’ai écrit dans un ouvrage sur les communs de proximité4 : des relations positives sont possibles sous deux formes, qui correspondent à deux « figures » de l’État :
• L’État facilitateur : on peut faire en sorte que l’État crée des conditions pour que les communs puissent se développer, en ce sens devienne « facilitateur ». L’exemple le plus significatif qui est une réussite est le lancement par le CNRS de HAL5, qui ouvre la possibilité de publier des textes scientifiques en accès ouvert, avant leur publication dans une revue privée. La politique publique recrée ici les conditions d’une science ouverte, là où les cartels de revues scientifiques privés les avaient fermées. L’État est alors un facilitateur de communs (ici les communs scientifiques), il contribue à créer des conditions de leur développement.
Un autre cas a été analysé par E. Ostrom : un institut public d’observation des nappes phréatiques laisse en accès libre des données que les paysans peuvent utiliser pour organiser et gérer en commun l’accès à l’eau.
• L’État contributeur : cela correspond aux situations dans lesquelles l’État met à disposition des ressources (locaux, animateurs, services divers…), pour contribuer ainsi au déploiement de mouvements coopératifs et de communs.
Ainsi dans certains cas – rares malheureusement- des « Tiers lieux », gérant leur local en toute autonomie, ont été créés avec la contribution de collectivités territoriales qui mettent à disposition des moyens. Dans la plupart des cas cependant l’État conditionne l’attribution des ressources à la satisfaction d’objectifs fixés par lui. C’est le cas notamment de la politique menée par France Tiers Lieux qui procède pour l’essentiel par appels d’offre. Il s’agit alors d’une politique de capture de l’énergie des commoners pour les assujettir à des objectifs fixés hors d’eux. On est loin – malgré les apparences- de la co-construction.
Je ne dis pas que le mouvement pour l’auto institutionnalisation des communs, nécessaire et indispensable, ne rencontre les pouvoirs publics que dans la confrontation. Je soutiens seulement qu’il faut créer les conditions pour que l’institution publique (des élus par exemple) reconnaisse les valeurs créées par les communs et l’économie solidaire et qu’elle facilite avec des outils ou des ressources cette création. Mais ce n’est que si des rapports de force peuvent s’imposer que de telles conditions se mettront en place.
Dans la recherche participative ESCAPE si l’on reste vigilants sur les rapports de force comme tu l’as préconisé, les relations positives que tu décris supposent que soit dépassée la perspective social-étatiste dans laquelle les pouvoirs publics édictent les normes et contrôlent, comme la perspective néolibérale qui a introduit la concurrence dans les financements publics par la diffusion des appels d’offre. D’où l’ouverture à la co-construction6.
Dans la recherche ESCAPE, nous n’avons pas une vision irénique de la co construction. Les pistes que tu identifies, comme d’autres, sont pertinentes pour analyser et définir les différents cas de figure. Pour reprendre le caractère décisif des rapports de force, l’exemple de la co rédaction d’une Charte du relogement des personnes sinistrées par l’effondrement d’immeubles vétustes à Marseille7 n’a été concevable qu’à travers une mobilisation conflictuelle du collectif des habitants et des associations, face à la mairie. Elle a aussi permis que la maîtrise d’ouvrage soit confiée à la coordination inter associative qui s’est créée dans ce conflit.
Même si chaque exemple de co-construction est critiquable, ces possibilités existent et peuvent être analysées avec et entre des collectivités locales. Le fait que la maîtrise d’ouvrage ait été ensuite confiée à un collectif inter associatif élargit le champ des possibles. Si ces dispositifs ne sont pas, documentés, discutés, ils risquent d’être considérés comme juridiquement interdits. Or c’est faux !
L’innovation institutionnelle subit sans cesse des invalidations en raison de la force des routines et des habitudes, la mettre en débat est une façon de résister à sa marginalisation ou à son élimination. C’est aussi promouvoir un espace public réunissant acteurs associatifs et responsables publics, à l’écart de toute quête de certitude et avec la conviction que la démocratisation est à explorer de plusieurs points de vue. Les constats faits à propos des politiques locales de l’ESS convergent avec les informations émanant de divers cas nationaux : les marges de manœuvre sont plus grandes si les politiques sont conçues non seulement dans la sphère politico-administrative mais aussi en dialogue avec les forces civiles. Ainsi, la politique nationale de l’économie solidaire au Brésil s’est appuyée sur le Forum brésilien d’économie solidaire pendant près de vingt ans8 lors des deux premiers mandats de Lula puis la présidence de Dilma Rousseff.
Nous partageons cette conviction qu’il faut donner aux citoyens la possibilité de manière auto organisée d’exprimer leurs demandes et leurs besoins, pour les confronter à d’autres contraintes. Pour expérimenter et fabriquer de la politique, c’est l’idéal. Mais l’auto institution est un préalable : si les citoyens ne sont pas auto-institués avec leurs propres réflexions, leurs propres moyens d’action … il ne se passera rien.
Il faut rajouter que dans certains cas la politique de co construction d’acteurs de l’ESS et des pouvoirs publics, se traduit par de pures catastrophes. En matière agricole par exemple, les « coopérations » associant coopératives (à commencer par le Crédit Agricole), FNSEA, et Ministère de l’Agriculture… se sont traduites par de véritables désastres ! Des centaines de milliers de paysans expropriés, un productivisme agricole forcené, des millions d’hectares durablement pollués... Il l ne faut pas se payer de mots... Nous avons des cas de co-construction (avec des acteurs de l’ESS je le répète) qui sont des contre exemples parfaits
Un mot positif pour conclure sur ce point : en plus des deux formes déjà présentées plus haut (« l’État facilitateur » et « l’État contributeur ») il faut rajouter une troisième forme positive de relations des communs avec l’État :
l’État partenarial. Des partenariats « publics – communs » sur des objectifs partagés, avec des moyens partagés ont été expérimentés, par exemple à Barcelone et dans le cadre du mouvement municipaliste en Espagne9. La deuxième livraison du numéro de la revue EnCommuns réfléchit sur de tels type de partenariats « public/communs » dans ce que pourrait être une « république des communs »10.
Qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés : je ne soutiens pas que partout et toujours il faut se passer de l’État. Je soutiens seulement que la relation à l’État doit chaque fois être pensée et adaptée au type de situation qui prévaut et aux objectifs poursuivis.
Parler des accords publics-communs, c’est parler d’une forme de co-construction. C’est ce qui ressort des chapitres de Joan Subirats dans le livre Du social-business à l’économie solidaire. Critique de l’innovation sociale11. Pendant deux mandats la municipalité de Barcelone a substitué ces accords aux partenariats publics-privés qui étaient la norme précédemment. La gamme des expérimentations démocratiques auxquelles a donné lieu cette approche est bien synthétisée dans ces chapitres.
La concertation que tu cites sur la politique agricole est emblématique d’aménagements clientélistes qui n’ont rien à voir avec ce qui est désigné ici comme co-construction. Au-delà, dans plusieurs pays, il y a une tension entre une partie de l’économie sociale orientée business et des initiatives solidaires. Je mentionne le Brésil, dans ce pays l’agro-business coopératif se heurte aux coopératives populaires. En France, la CRESS Bretagne fait état d’une controverse sur l’appartenance des coopératives agricoles à l’ESS. Au fond, ces oppositions renvoient à l’incomplétude théorique de l’économie sociale. Elle s’est définie par le fait qu’elle rassemblait des entreprises « non capitalistes », cela a permis la reconnaissance de diverses formes juridiques, mais cela a entériné le fait que le fonctionnement démocratique de l’entreprise était garanti par des statuts avec les principes « une personne, une voix » » et le patrimoine impartageable.
Ce qui a été observé, c’est que les formes juridiques de l’économie sociale étaient sans doute nécessaires, mais non suffisantes pour garantir la continuité historique du projet de l’économie sociale. Le cas du Crédit Agricole est symptomatique : on a assisté à un retournement complet de la nature de ses activités vis-à-vis des agriculteurs. Il a été créé pour venir en aide aux paysans qui avaient du mal à trouver des crédits, et des décennies plus tard, il en vient à sélectionner les agriculteurs selon leurs performances. C’est ce que Claude Vienney12 appelle « le retournement des rapports entre les personnes et l’entreprise », au départ les personnes créent l’entreprise, ensuite l’entreprise sélectionne les personnes.
Or, un fonctionnement « non capitaliste » interne ne dit rien sur la nature de la production, et on voit sur la question écologique, que la question du type de production est très importante.
De quoi est née l’économie solidaire ? Comme signalé antérieurement, de la prise en compte des questions de reproduction écologique et sociale, ce qui éloigne d’une vision uniquement centrée sur l’entreprise. La question plus large sur ce qu’est l’économie se pose.
Sur ce point nous sommes d’accord ! Ainsi que sur « l’incomplétude » de l’économie sociale ;
Je rajouterai que les formes de cette économie sont nées au XIXè siècle, à l’époque du capitalisme dérégulé pour protéger les salariés victimes de celui-ci. Les coopératives et les mutuelles ont alors apporté des choses essentielles. Mais les formes de l’ESS s’en sont tenues là : œuvrer pour limiter la brutalité d’un capitalisme à l’époque non ou peu régulé.
En ce sens, l’ESS est précieuse, les communs leur sont redevables de toute une série d’innovations, qui doivent être utilisées pour continuer de limiter et marginaliser le pouvoir du capital. La limite de l’ESS cependant, c’est la faiblesse de sa réflexion sur les solidarités à mettre en œuvre au niveau de l’ensemble de la société, sa complète absence de prise en compte des contraintes écologiques et de protection des écosystèmes. Ces considérations sont absentes de l’idéologie de l’ESS. Or aujourd’hui il n’est plus possible d’ignorer l’écologie. Penser la reproduction conjointe des communautés humaines et des écosystèmes qui les accueillent, c’est là le grand apport des communs.
Un dialogue doit s’installer entre l’économie solidaire et les communs sur ces points. Nous avons la mission de faire évoluer l’ESS vers la prise en compte véritable de la solidarité sociale et écologique, ce qu’elle ne fait pas spontanément. Ce n’est pas dans sa constitution. Pour l’heure cette prise en compte dans l’ESS, est quelque sorte « optionnelle ».
Tout à fait d’accord pour continuer ces discussions. Il n’y a pas d’un côté les communs, de l’autre l’économie sociale et solidaire. La mise en perspective amorcée avec Philippe Eynaud13 montre que les convergences méritent d’être explicitées.
Beaucoup d’expériences de l’économie solidaire sont nées autour de l’écologie, mais cela a largement été oublié par une histoire officielle de l’ESS, qui fait souvent démarrer ce mouvement de la lutte contre l’exclusion et le chômage. En fait, elle est née à partir des « nouveaux mouvements sociaux » comme on les a nommés dans les années 60, autour des mouvements féministes et écologistes. Ils ont permis de réfléchir à une autre approche de l’économie, de s’émanciper de la référence à la croissance. Ces initiatives citoyennes ne prennent pas que la forme d’entreprises, elles ont aussi une dimension politique, ...
On rejoint ici l’auto institution, on est très près des communs et ce chantier de discussion doit continuer ! Le travail de Frédéric Sultan « (M)ES et communs, dialogue et compagnonnage »14 montre d’ailleurs que ces deux mouvements partagent des options et peuvent s’enrichir mutuellement.