Pourquoi ouvrir le livre sur cette citation ?
Mais la réélection de Donald Trump aux États Unis est certainement l’événement qui traduit le mieux la tendance principale du monde actuel et qui le façonnera le plus. Pouvez-vous expliciter la nature de cette évolution ?
Dès lors la résistance à ce qu’il porte - et qui ne se limite pas aux États-Unis (on le voit ainsi exprimé dans plusieurs pays européens comme l’Italie, la Hongrie, désormais l’Autriche etc.) - doit porter prioritairement sur ces deux terrains : la lutte contre le négationnisme qui conduit à l’aggravation des catastrophes écologiques et le combat face à la haine, à la brutalité, à la novlangue. Et pour que cette résistance soit créatrice il faut qu’elle assume aussi son ambition transformatrice. Il nous faut reprendre le thème des Jours heureux choisi par le Conseil National de la Résistance au cœur de la nuit noire de la barbarie et de l’occupation nazie. Pour résister et ne pas céder à la résignation et au désespoir nous avons d’autant plus besoin de penser à l’avenir post Trump, mais aussi post Poutine, post XI Jin Ping bref post tyrannique et oligarchique. Il nous faut organiser, comme dans les maquis, des cercles de parole et d’imagination sur ce que serait un monde où se combinent enfin justice sociale, responsabilité écologique et progression des droits humains. Bref imaginer ce que seront nos nouveaux Jours heureux après cette nuit noire que dénonçait notre ami résistant Claude Alphandéry dans son ultime message avant sa mort lorsqu’il appelait à la constitution d’une grande « alliance humaniste des forces de vie ».
L’approche de l’époque en termes de métamorphose plutôt que de transition
Trois raisons me font penser que cette métaphore traduit plus justement la nature du mouvement dans laquelle nous sommes engagés, que celle de transition.
La première raison : l’approche dominante, celle de la transition, conduit à une vision désespérée de la situation, car, comme elle ne fonctionne pas et qu’au contraire elle recule, on est vite désespéré !
La seconde : la métamorphose est une structure du vivant ! Cette métaphore non seulement nous relie au vivant, mais nous permet aussi de relier, nommer et comprendre le temps de régression et de rétractation que nous vivons, que l’on peut nommer « le temps des chenilles » ! Cela nous permet aussi de repérer les forces de vie, celles « du papillon », qui au sein des cellules imaginales jouent un rôle déterminant pour préparer la naissance du papillon, le « temps de la chrysalide ».
La troisième raison : la métaphore nous montre que ce temps du chaos, qui est en fait celui de la chrysalide, peut être plus créateur que destructeur. Alain Damasio (dans son ouvrage Les furtifs) et Félix Guattari l’appelaient le « temps de la chaosmose », dont ils montraient le côté positif. Il ne faut pas en avoir une vision linéaire, simplificatrice comme celle que portent les mots de Transition ou de Révolution ou même de « Grand basculement » trop marqués par un modèle linéaire. Car la question de l’après bifurcation est fondamentale : dire « il suffit de faire s’écrouler l’ancien monde, pour que le nouveau monde devienne désirable » est faux ! Il peut au contraire être régressif et plus grave !
La métaphore de la métamorphose est plus riche, car elle s’appuie sur le vivant, mais ce n’est qu’une métaphore. Cette évolution n’a rien à voir avec un quelquonque déterminisme. La métaphore est à manier avec prudence ! Le papillon a d’ailleurs une durée de vie très limitée !
On doit accepter l’idée que les choses ne vont pas de soi, que le mouvement est pluriel, que le discernement, le débat, ce que nous appelons « la construction des désaccords » sont des enrichissements indispensables pour construire des éléments de diagnostic et les réponses stratégiques.
La place de la démocratie
Comment voyez-vous ces rapports entre métamorphose de la démocratie et métamorphose de la société ?
L’exemple de la lutte contre les discriminations montre qu’il ne suffit pas qu’il y ait convergence des luttes des discriminés (entre leur genre, leur race, leur culture, leur religion ou leur place sociale...) pour que cela produise la victoire de discriminés dans une logique d’émancipation ! Les luttes peuvent avoir entre elles des contradictions, contenir des ambigüités, comme l’a montré le vote d’hommes noirs ou hispaniques aux États-Unis lors de la réélection de Trump.
La transcription politique du mouvement social n’est pas simple, ni automatique. Cela conduit à des questions théoriques : contrairement à la phrase du Manifeste Communiste, « le prolétariat n’a que ses chaînes à perdre », dès que celui-ci a obtenu des victoires partielles, il a des acquis, il n’a plus seulement « ses chaînes à perdre ». Seule une politique démocratique permet de trouver une solution satisfaisante, de prendre en compte ces évolutions. Le rêve ancien d’une approche révolutionnaire, voire d’une dictature du prolétariat comme sorte de despotisme éclairé, est contre-productif.
Et face au dérèglement du climat, la lutte ne peut s’exercer que si l’on a une démocratie possédant une haute qualité délibérative, et j’ajouterai, une représentation au sens vrai du terme, c’est-à-dire permettant une forme élevée de participation des citoyens. C’est l’inverse de ce que l’on vit actuellement, qui n’est qu’une forme de démocratie délégataire, où l’on donne périodiquement un chèque en blanc à de soi-disant représentants. Le tirage au sort mis en œuvre dans les conventions citoyennes, constitue une autre forme complémentaire de représentation de la population, une représentation que l’on peut qualifier de « fractale ».
Il y a peu de courants de la « gauche de transformation » qui croyaient il y a peu en l’intérêt démocratique des Conventions. Maintenant on risque l’excès inverse. Il y a des formes démocratiques qui s’inventent, s’expérimentent, mais ce ne sont pas pour autant des baguettes magiques.
Partons des leçons de l’histoire. Ainsi on connait les effets pervers des approches avant-gardistes, de même que des modèles anarchistes de droite de type libertariens tels que ceux de Musk et de l’argentin Javier Milei.
Inversement, les modes d’organisation en archipels, préconisés par Édouard Glissant, représentent des acquis : reconnaître les identités racines sans basculer dans l’identitarisme, co construire des communs, sans hégémonie. Si l’on n’a plus peur de voir son identité racine dominée, on peut se mettre à l’écoute des autres identités racine, aussi différentes que celles provenant du monde hindou, musulman, bouddhiste. Dès lors qu’ils n’ont plus peur d’être absorbés ou dominés, ils peuvent se poser ensemble la question du commun à défendre ou à co-construire. La prise en compte de l’autre, de sa différence, devient alors une richesse.
En termes de vision désirable il nous faut ainsi œuvrer à l’avènement d’une « république terrienne » sur ce modèle archipellique prenant en compte ces éléments communs, la richesse du partage culturel, de la paix, de la mondialité, échappant aux facteurs de guerre nationalistes ou religieuses.
Je conteste le modèle défendu par Jérôme Fourquet d’un archipel français en déclin : il existe une opportunité pour la France de tourner la page post coloniale d’être un pays monde, un pays archipel, avec l’océan comme lien et comme centre et non une métropole et des territoires d’outre-mer. C’est la meilleure façon, anticipatrice, de sortir par le haut des pseudo solutions prônées par les courants néo coloniaux ou néo indépendantistes. En ce sens on pourrait dire « Vive l’archipel français ! »
Ce modèle archipellique est plus adapté pour des pays tels que la France, voire l’Europe ; il l’est bien sûr beaucoup plus que les modèles capitalistes autoritaires de plus en plus anti libéraux, propres à la Chine, à la Russie, ou que les modèles théocratiques islamiques ou fondamentalistes hindous ou juifs de Modi ou de Netanyahou.
On doit assumer le terrain de la mondialité qu’évoque Édouard Glissant et reconnaître que le cœur de notre planète est l’océan qui constitue, avec l’Espace, le cœur de nos Communs. L’océan est déjà dégradé et le risque de sa dégradation est un risque majeur. Partir de cette question commune, permettrait à l’humanité de se constituer en sujet positif de sa propre histoire.
Albert Camus, dans son discours de réception du prix Nobel de Littérature à Stockholm, incite moins à « refaire le monde », qu’à « éviter qu’il ne se défasse ». Après Auschwitz et Hiroshima, l’humanité s’est constituée en sujet négatif de sa propre histoire capable de s’auto détruire physiquement ou moralement. Il nous faut penser ce que nous appelons dans notre livre une géo-écologie de l’humanité qui intègre également la quête de sens et de spiritualité mais à rebours de la vision guerrière des fondamentalismes religieux. Il s’agit de prendre en compte l’identités racines des peuples et des cultures, à condition qu’elle ne soit pas destructrice.
L’humanité sait qu’elle est mortelle. Les formes de cette quête de sens (positive ou négative) nous obligent à penser une république commune pour les êtres humains, qui reconnaisse ces traditions. Cela oblige à repenser, à l’échelle océanique, la question de la laïcité, en prenant en compte qu’elle est vécue hors de France comme une forme d’exclusion des traditions religieuses. Une façon d’avancer vers une co construction serait de créer un espace présentant les bons côtés et les mauvais côtés de ces traditions. On n’est pas obligé d’ailleurs d’aller bien loin pour expérimenter une telle co construction, car elle existe dans la plupart de nos cités.
Pour revenir à la question de la guerre par laquelle tu as commencé ton livre, je voudrais t’interroger sur la question de la démocratie et de la guerre.
Le concept défendu par Bertrand Badie d’inter-socialité, celui de mondialité d’Édouard Glissant établissent l’un et l’autre les bases de rapports démocratiques dans les relations internationales, mettant en avant le rôle des sociétés civiles à notre époque dans cette relation à la paix. Mais sur la scène internationale ce ne sont absolument pas ces principes qui jouent, au contraire, mais plutôt les concepts de puissance, de domination des plus forts, d’ailleurs réunis au sein du Conseil de Sécurité, avec des pouvoirs exorbitants de véto sur toute tentative de paix, ou de lutte contre des menaces communes. Qu’en penses-tu ?
L’écologie qui devrait être au cœur du travail du Conseil de Sécurité n’y est jamais traité. La participation des Nations aux évolutions du monde est réduite aux rapports entre États, où « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est transformé en « droit des États à disposer des peuples ». Le Conseil Économique et Social (où figurent les ONG) n’a qu’un rôle purement consultatif, complètement insuffisant.
À quoi pourrait ressembler un Parlement d’une république terrienne ? Evidemment, à l’inverse de ces formes impériales ou post 45, il devrait s’agir d’une forme républicaine, au sens d’un commun, d’une « Res publica » ayant des capacités à traiter des questions communes, telles que celle de l’Espace et des océans, à repérer les sources de guerres, pour en identifier la nature et le sens.
Ce Parlement pourrait avoir des formes déjà expérimentées, (par exemple bicamérale, l’une des chambres étant celle des États, l’autre celle des forces autres que les États, traduisant de l’intersocialité). Je plaide pour un Conseil des Consciences groupant des acteurs désintéressés, respectés et ne faisant pas l’objet d’objections, qui pourrait porter la question des communs. Qui serait en position de saisie et d’alerte là où existeraient des enjeux globaux. La forme juridique et les modalités de pouvoir (consultation, ou non) de ce Conseil des consciences, plus ou moins équivalent à une Cour suprême, seraient bien sûr à expérimenter.
Les formes de Convention citoyenne internationale seraient elles aussi à expérimenter de même que celle des enquêtes citoyennes dont nous avons monté plus haut l’importance.