Grand Entretien : Patrick Viveret
La métamorphose de la société à venir et la violence de la réaction
Publié le 14 mars 2025 par clem.alx
Patrick Viveret,

Co fondateur du Dialogue en humanité, Membre de Archipel des Confluences

On ne peut séparer la transformation sociale écologique de la société de la refondation d’une démocratie véritable : ce sont deux aspects d’une même pièce, qui concourent l’un et l’autre à la qualité de la pièce elle-même.
C’est ce que démontre le grand entretien de Patrick Viveret, qui ouvre le débat public que nous voulons engager dans les quatre numéros prochains de la revue : son ouvrage La Traversée replace cette refondation d’une démocratie véritable dans la perspective de la métamorphose en cours de la société libérale. Il la décrit comme moyen politique de cette métamorphose.
La radicalité de cette transformation sociale, écologique et démocratique ressort de cette métaphore de la métamorphose, qui replace la « transition écologique » à sa place : elle conduit à une vision désespérée de la situation, car, comme elle ne fonctionne pas et qu’au contraire elle recule.
Cette métaphore aide à comprendre le chaos que l’on voit venir : il n’est que la forme de la réaction brutale et exacerbée des forces violemment hostiles aux métamorphoses écologiques et sociales qui se préparent dans la société. Garder cette vue d’ensemble dans l’adversité ; comprendre que c’est par la démocratisation en profondeur de tous nos rapports sociaux (en alliance avec la nature et le vivant) que les rapports de force s’inverseront, qu’un autre monde surgira.

Larger Spotted Beach Leaf Edge Caterpillar - Emma Beach Thayer

 

Vous plaidez dans votre ouvrage1 La traversée Du temps des chenilles à celui des métamorphoses pour une approche de notre époque en termes de métamorphose plutôt que de transition. Mais il commence par une citation surprenante du fait même de son auteur : « La définition même de la sécurité nationale a changé et à moins que les dirigeants mondiaux ne s’unissent et n’agissent maintenant sur un programme minimal, il n’y aura plus de terre pour y mener des guerres », propos tenus par Muhamad Shehbaz Sharif, Premier Ministre du Pakistan, à la Tribune de l’Assemblée Générale des Nations unies, automne 2022.
Pourquoi ouvrir le livre sur cette citation ?

 

Oui, cette citation n’a pas été choisie par hasard en ouverture du livre ! Deux risques vitaux structurent la vie collective de nos jours sur notre planète : celui qui pourrait la rendre inhabitable, et celui qui pourrait nous auto détruire par la guerre, civile et / ou internationale. Même le Premier Ministre pakistanais, après que des inondations aient noyé un tiers de son pays, faisait le lien entre ces deux risques vitaux : « il n’y aura plus de terre pour y mener des guerres ! ».

 

Ces deux risques, le risque écologique et celui de la guerre, constituent-ils ce qui structure notre époque ?

 

Lors du Dialogue en Humanité commémorant en 2018 le soixante dixième anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme, nous avions évoqué le « double dérèglement climatique », celui bien sûr du réchauffement physique ; mais aussi celui, psychique et politique, de « la glaciation émotionnelle ». Or nous voyons désormais que le second s’emballe encore plus vite que le premier. Et là aussi, chaque degré compte ! Savoir à quel degré de régression on se situe est important, la réponse n’est pas la même !

 

Nous les aborderons successivement dans cette interview, bien que leurs logiques s’additionnent et se renforcent.
Mais la réélection de Donald Trump aux États Unis est certainement l’événement qui traduit le mieux la tendance principale du monde actuel et qui le façonnera le plus. Pouvez-vous expliciter la nature de cette évolution ?

 

Le trumpisme est d’abord le signe de ce second dérèglement climatique que nous évoquions lors du 70éme anniversaire de la déclaration universelle des droits humains : la glaciation émotionnelle. L’insulte, la haine, la vision manichéenne et bien sûr « la novlangue » qui consiste à se moquer de la réalité sont au cœur de ce qu’il exprime. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’il soit aussi à la pointe du négationnisme concernant le dérèglement physique du climat. L’un des aspects les plus terrifiants de la novlangue trumpiste est là : face aux inondations de Valence, aux mégafeux de Los Angeles quelle est sa réponse : forons, forons, forons ! C’est à dire aggravons les causes des futures catastrophes.
Dès lors la résistance à ce qu’il porte - et qui ne se limite pas aux États-Unis (on le voit ainsi exprimé dans plusieurs pays européens comme l’Italie, la Hongrie, désormais l’Autriche etc.) - doit porter prioritairement sur ces deux terrains : la lutte contre le négationnisme qui conduit à l’aggravation des catastrophes écologiques et le combat face à la haine, à la brutalité, à la novlangue. Et pour que cette résistance soit créatrice il faut qu’elle assume aussi son ambition transformatrice. Il nous faut reprendre le thème des Jours heureux choisi par le Conseil National de la Résistance au cœur de la nuit noire de la barbarie et de l’occupation nazie. Pour résister et ne pas céder à la résignation et au désespoir nous avons d’autant plus besoin de penser à l’avenir post Trump, mais aussi post Poutine, post XI Jin Ping bref post tyrannique et oligarchique. Il nous faut organiser, comme dans les maquis, des cercles de parole et d’imagination sur ce que serait un monde où se combinent enfin justice sociale, responsabilité écologique et progression des droits humains. Bref imaginer ce que seront nos nouveaux Jours heureux après cette nuit noire que dénonçait notre ami résistant Claude Alphandéry dans son ultime message avant sa mort lorsqu’il appelait à la constitution d’une grande « alliance humaniste des forces de vie ».

 

L’approche de l’époque en termes de métamorphose plutôt que de transition

 

Vous utilisez la métaphore du passage de la chenille en papillon pour donner une image forte du processus que nous vivons.

 

Ce livre a été écrit il y a un an. Les choses sont allées tellement vite, qu’on a l’impression d’être passé directement à la phase du chaos du processus de la métamorphose ! Or les forces de la chenille voient ce processus comme nous, et elles font appel à des acteurs dont la stratégie est précisément le chaos, le choc !
Trois raisons me font penser que cette métaphore traduit plus justement la nature du mouvement dans laquelle nous sommes engagés, que celle de transition.
La première raison : l’approche dominante, celle de la transition, conduit à une vision désespérée de la situation, car, comme elle ne fonctionne pas et qu’au contraire elle recule, on est vite désespéré !
La seconde : la métamorphose est une structure du vivant ! Cette métaphore non seulement nous relie au vivant, mais nous permet aussi de relier, nommer et comprendre le temps de régression et de rétractation que nous vivons, que l’on peut nommer « le temps des chenilles » ! Cela nous permet aussi de repérer les forces de vie, celles « du papillon », qui au sein des cellules imaginales jouent un rôle déterminant pour préparer la naissance du papillon, le « temps de la chrysalide ».
La troisième raison : la métaphore nous montre que ce temps du chaos, qui est en fait celui de la chrysalide, peut être plus créateur que destructeur. Alain Damasio (dans son ouvrage Les furtifs) et Félix Guattari l’appelaient le « temps de la chaosmose », dont ils montraient le côté positif. Il ne faut pas en avoir une vision linéaire, simplificatrice comme celle que portent les mots de Transition ou de Révolution ou même de « Grand basculement » trop marqués par un modèle linéaire. Car la question de l’après bifurcation est fondamentale : dire « il suffit de faire s’écrouler l’ancien monde, pour que le nouveau monde devienne désirable » est faux ! Il peut au contraire être régressif et plus grave !
La métaphore de la métamorphose est plus riche, car elle s’appuie sur le vivant, mais ce n’est qu’une métaphore. Cette évolution n’a rien à voir avec un quelquonque déterminisme. La métaphore est à manier avec prudence ! Le papillon a d’ailleurs une durée de vie très limitée !

 

 

Bien qu’il ne s’agisse que d’une métaphore, comment nous aide-t-elle dans la compréhension du processus de transformation de la société elle-même ?

 

À la grande différence avec le règne animal, le vivant humain intègre une conscience réflexive, qui le pousse à imaginer d’autres possibles : le désir diffère de l’instinct. Si la liberté n’est que « l’adhésion joyeuse à la nécessité » selon l’expression célèbre de Spinoza, ni elle, ni la démocratie n’ont vraiment de sens ; la liberté même limitée des humains est un enjeu déterminant auquel ne répond pas le déterminisme.

 

N’y a-t-il pas aussi un intérêt politique à faire comprendre que la métamorphose de la société comprend une phase de préparation invisible, silencieuse ; une phase d’accumulation au sein des cellules imaginales de la chenille, où le corps du papillon se développe en utilisant son énergie à elle, en réaction à ses résistances ; préparant ainsi son envol ?

 

Oui, au sein du cocon, dans la phase de chrysalide on ne voit que de la bouillie, une mutation en grande partie invisible où les forces de vie n’apparaissent pas clairement. Il y a donc un enjeu majeur à savoir discerner, par la délibération et le débat, la nature des initiatives sociales émergentes : ainsi, le débat pour distinguer entre les dimensions ambivalentes du mouvement des gilets jaunes, transformatrices et d’émancipation d’une part et réactionnaires de l’autre, a-t-il été légitime.
On doit accepter l’idée que les choses ne vont pas de soi, que le mouvement est pluriel, que le discernement, le débat, ce que nous appelons « la construction des désaccords » sont des enrichissements indispensables pour construire des éléments de diagnostic et les réponses stratégiques.

 

La place de la démocratie

 

La démocratie est un élément clé dans cette métamorphose de la société : la métamorphose de la démocratie est absolument nécessaire à la métamorphose de la société, mais c’est en transformant la société, qu’apparaitront les formes de la démocratie véritable.
Comment voyez-vous ces rapports entre métamorphose de la démocratie et métamorphose de la société ?

 

Oui, il y a interaction entre la transformation de la démocratie et la mutation de la société ! Elle n’est pas en surplomb face aux transformations sociales écologiques qui vont s’opérer dans la société ! L’exemple du mouvement Me too est éclairant : il percute la démocratie, pousse à changer la loi mais il ne s’agit pas d’une simple projection, il y a un travail autonome du politique qui n’est pas un simple réceptacle de l’action sociale : on retrouve l’autonomie du politique et la question philosophique de la liberté !
L’exemple de la lutte contre les discriminations montre qu’il ne suffit pas qu’il y ait convergence des luttes des discriminés (entre leur genre, leur race, leur culture, leur religion ou leur place sociale...) pour que cela produise la victoire de discriminés dans une logique d’émancipation ! Les luttes peuvent avoir entre elles des contradictions, contenir des ambigüités, comme l’a montré le vote d’hommes noirs ou hispaniques aux États-Unis lors de la réélection de Trump.
La transcription politique du mouvement social n’est pas simple, ni automatique. Cela conduit à des questions théoriques : contrairement à la phrase du Manifeste Communiste, « le prolétariat n’a que ses chaînes à perdre », dès que celui-ci a obtenu des victoires partielles, il a des acquis, il n’a plus seulement « ses chaînes à perdre ». Seule une politique démocratique permet de trouver une solution satisfaisante, de prendre en compte ces évolutions. Le rêve ancien d’une approche révolutionnaire, voire d’une dictature du prolétariat comme sorte de despotisme éclairé, est contre-productif.

 

Allegro - Karl Wiener

 

La démocratie est aussi une question du quotidien, au sens où elle n’existe que lorsque chacun peut la vivre au quotidien, peut prendre part aux décisions qui le concerne. Le lien avec la transformation sociale et écologique, c’est aussi au sens où en développant ces luttes se créent les instances démocratiques, les institutions qui permettront la poursuite de ces changements.

 

Oui, tout à fait ! Nous devons développer une approche de démocratie continue. Elle ne se réduit pas à des compétitions électorales épisodiques : quand on est confronté à des événements comme la catastrophe des inondations de Valence, on n’attend pas la prochaine élection pour réagir.
Et face au dérèglement du climat, la lutte ne peut s’exercer que si l’on a une démocratie possédant une haute qualité délibérative, et j’ajouterai, une représentation au sens vrai du terme, c’est-à-dire permettant une forme élevée de participation des citoyens. C’est l’inverse de ce que l’on vit actuellement, qui n’est qu’une forme de démocratie délégataire, où l’on donne périodiquement un chèque en blanc à de soi-disant représentants. Le tirage au sort mis en œuvre dans les conventions citoyennes, constitue une autre forme complémentaire de représentation de la population, une représentation que l’on peut qualifier de « fractale ».

 

Si l’on veut une réelle participation des populations, il faut transformer la loi : la loi actuelle non seulement ne permet pas, mais même interdit le partage de la décision, une réelle participation citoyenne à la décision ! L’histoire de la représentation est l’histoire du débat entre des agoraphobes et des agoraphiles.

 

Oui ! Ce débat est déjà présent chez Séyes. Mais si l’on se met dans la position de l’agoraphile, on doit aussi se méfier de la croyance en la justesse automatique de l’expression populaire : le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) présente en effet le risque de limiter fortement l’espace de la délibération. Si sur le papier, cela semble démocratique, le risque d’une instrumentation des populations est évident (cf l’expérience des référendums sous Napoléon III ou de Gaulle).

 

Parmi les formes d’expression réelle des populations, on doit mentionner la notion d’enquête au sens de John Dewey. Soulignons qu’une expérience de cette nature est mise en œuvre au niveau national sur le thème de la refondation de l’hôpital public, une enquête impliquant les populations et les soignants. Elle est présentée dans ce numéro par Fabienne Orsi qui la pilote.

 

Tout à fait, cette notion d’enquête est fondamentale pour établir les diagnostics ou pour concevoir une réponse au diagnostic. Elle ouvre une possibilité de différentiation à prendre en compte pour établir des diagnostics, mais aussi des stratégies de réponses. Si l’on est dans le global, dans le général et l’abstraction, on est dans l’impuissance. Il faut commencer par une enquête citoyenne sur les points faibles des propositions des adversaires. L’enquête permet de repérer leurs points forts et leurs points faibles.

 

Comment vois-tu le passage de la démocratie libérale à la démocratie réelle ou véritable ?

 

La réponse doit être co construite, avec de nombreux acteurs. Les acteurs qui prônent une démocratie continue doivent se mettre eux-mêmes à l’écoute des chemins de démocratie sociale et écologique, écouter les nouvelles formes démocratiques qui s’expérimentent (par exemple les Conventions citoyennes, les enquêtes implicatives).
Il y a peu de courants de la « gauche de transformation » qui croyaient il y a peu en l’intérêt démocratique des Conventions. Maintenant on risque l’excès inverse. Il y a des formes démocratiques qui s’inventent, s’expérimentent, mais ce ne sont pas pour autant des baguettes magiques.
Partons des leçons de l’histoire. Ainsi on connait les effets pervers des approches avant-gardistes, de même que des modèles anarchistes de droite de type libertariens tels que ceux de Musk et de l’argentin Javier Milei.
Inversement, les modes d’organisation en archipels, préconisés par Édouard Glissant, représentent des acquis : reconnaître les identités racines sans basculer dans l’identitarisme, co construire des communs, sans hégémonie. Si l’on n’a plus peur de voir son identité racine dominée, on peut se mettre à l’écoute des autres identités racine, aussi différentes que celles provenant du monde hindou, musulman, bouddhiste. Dès lors qu’ils n’ont plus peur d’être absorbés ou dominés, ils peuvent se poser ensemble la question du commun à défendre ou à co-construire. La prise en compte de l’autre, de sa différence, devient alors une richesse.
En termes de vision désirable il nous faut ainsi œuvrer à l’avènement d’une « république terrienne » sur ce modèle archipellique prenant en compte ces éléments communs, la richesse du partage culturel, de la paix, de la mondialité, échappant aux facteurs de guerre nationalistes ou religieuses.
Je conteste le modèle défendu par Jérôme Fourquet d’un archipel français en déclin : il existe une opportunité pour la France de tourner la page post coloniale d’être un pays monde, un pays archipel, avec l’océan comme lien et comme centre et non une métropole et des territoires d’outre-mer. C’est la meilleure façon, anticipatrice, de sortir par le haut des pseudo solutions prônées par les courants néo coloniaux ou néo indépendantistes. En ce sens on pourrait dire « Vive l’archipel français ! »
Ce modèle archipellique est plus adapté pour des pays tels que la France, voire l’Europe ; il l’est bien sûr beaucoup plus que les modèles capitalistes autoritaires de plus en plus anti libéraux, propres à la Chine, à la Russie, ou que les modèles théocratiques islamiques ou fondamentalistes hindous ou juifs de Modi ou de Netanyahou.

 

Cela peut-il prendre une forme institutionnalisée, à inscrire dans une Constitution ?

 

L’un des problèmes des courants qui se veulent émancipateurs est d’avoir abandonné toute audace et toute vision du futur. Leur objectif est de limiter la casse. Il faut être audacieux, assumer d’aller jusqu’au bout de l’Alter-Mondialisme, récuser les modèles du capitalisme financier mais aussi celui du souverainisme et autoritaire.
On doit assumer le terrain de la mondialité qu’évoque Édouard Glissant et reconnaître que le cœur de notre planète est l’océan qui constitue, avec l’Espace, le cœur de nos Communs. L’océan est déjà dégradé et le risque de sa dégradation est un risque majeur. Partir de cette question commune, permettrait à l’humanité de se constituer en sujet positif de sa propre histoire.
Albert Camus, dans son discours de réception du prix Nobel de Littérature à Stockholm, incite moins à « refaire le monde », qu’à « éviter qu’il ne se défasse ». Après Auschwitz et Hiroshima, l’humanité s’est constituée en sujet négatif de sa propre histoire capable de s’auto détruire physiquement ou moralement. Il nous faut penser ce que nous appelons dans notre livre une géo-écologie de l’humanité qui intègre également la quête de sens et de spiritualité mais à rebours de la vision guerrière des fondamentalismes religieux. Il s’agit de prendre en compte l’identités racines des peuples et des cultures, à condition qu’elle ne soit pas destructrice.
L’humanité sait qu’elle est mortelle. Les formes de cette quête de sens (positive ou négative) nous obligent à penser une république commune pour les êtres humains, qui reconnaisse ces traditions. Cela oblige à repenser, à l’échelle océanique, la question de la laïcité, en prenant en compte qu’elle est vécue hors de France comme une forme d’exclusion des traditions religieuses. Une façon d’avancer vers une co construction serait de créer un espace présentant les bons côtés et les mauvais côtés de ces traditions. On n’est pas obligé d’ailleurs d’aller bien loin pour expérimenter une telle co construction, car elle existe dans la plupart de nos cités.

 

 

La question de la furtivité que vous abordez dans La traversée votre ouvrage commun, se pose quand on se trouve dans la situation d’être dominé, mais que l’on doit agir tout en gardant cette capacité à agir. Nous interrogerons ta co autrice, Julie Chabaud, qui a travaillé avec Cynthia Fleury sur ce concept de Furtivité ou Verstohlen, et qui a créé le Labo furtif.
Pour revenir à la question de la guerre par laquelle tu as commencé ton livre, je voudrais t’interroger sur la question de la démocratie et de la guerre.
Le concept défendu par Bertrand Badie d’inter-socialité, celui de mondialité d’Édouard Glissant établissent l’un et l’autre les bases de rapports démocratiques dans les relations internationales, mettant en avant le rôle des sociétés civiles à notre époque dans cette relation à la paix. Mais sur la scène internationale ce ne sont absolument pas ces principes qui jouent, au contraire, mais plutôt les concepts de puissance, de domination des plus forts, d’ailleurs réunis au sein du Conseil de Sécurité, avec des pouvoirs exorbitants de véto sur toute tentative de paix, ou de lutte contre des menaces communes. Qu’en penses-tu ?

 

On est effectivement là sur le terrain où se croisent des éléments positifs, désirables, et d’autres totalement négatifs et qu’il ne faut pas accepter. Le fait de dire ce qui n’est pas acceptable est très utile : l’ordre de 1945 est intenable. Ce sont les puissances les plus armées, sensées être les plus responsables et garantes de la paix, qui contrôlent totalement le Conseil de sécurité et qui utilisent leurs droits de véto pour créer des états de guerre.
L’écologie qui devrait être au cœur du travail du Conseil de Sécurité n’y est jamais traité. La participation des Nations aux évolutions du monde est réduite aux rapports entre États, où « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est transformé en « droit des États à disposer des peuples ». Le Conseil Économique et Social (où figurent les ONG) n’a qu’un rôle purement consultatif, complètement insuffisant.
À quoi pourrait ressembler un Parlement d’une république terrienne ? Evidemment, à l’inverse de ces formes impériales ou post 45, il devrait s’agir d’une forme républicaine, au sens d’un commun, d’une « Res publica » ayant des capacités à traiter des questions communes, telles que celle de l’Espace et des océans, à repérer les sources de guerres, pour en identifier la nature et le sens.
Ce Parlement pourrait avoir des formes déjà expérimentées, (par exemple bicamérale, l’une des chambres étant celle des États, l’autre celle des forces autres que les États, traduisant de l’intersocialité). Je plaide pour un Conseil des Consciences groupant des acteurs désintéressés, respectés et ne faisant pas l’objet d’objections, qui pourrait porter la question des communs. Qui serait en position de saisie et d’alerte là où existeraient des enjeux globaux. La forme juridique et les modalités de pouvoir (consultation, ou non) de ce Conseil des consciences, plus ou moins équivalent à une Cour suprême, seraient bien sûr à expérimenter.
Les formes de Convention citoyenne internationale seraient elles aussi à expérimenter de même que celle des enquêtes citoyennes dont nous avons monté plus haut l’importance.

 

Propos recueillis par Didier Raciné,
Rédacteur en chef d’Alters Média - Novembre 2024