LE MORALISME HYPOCRITE DE LA DETTE
Si ce livre nous rappelle bien une chose, c’est qu’il n’y a pas meilleure manière de justifier des relations fondées sur l’injustice et la violence que d’utiliser la moralité absolue de la dette. Dans la relation d’endettement, ce sont les exploité·es qui sont considéré·es en tort. La signification même du mot est révélatrice : en néerlandais par exemple (et c’est le cas dans de nombreuses autres langues) schuldig signifie tout autant « endetté » que « coupable » ou « fautif ». Or Graeber nous montre au fil des pages que les relations d’endettement ne répondent en rien à une logique morale ni même éthique mais bien politique et économique. La dette cache toujours une violence, celle du vainqueur.
LA DETTE DANS L’HISTOIRE
Les cycles détectés par l’auteur alternent entre prédominance
de systèmes de crédit basés sur la confiance (en temps de relative paix
sociale) et prédominance de systèmes d’endettement impersonnels (en
temps de grande violence). La première option ayant largement prévalu
sur la deuxième, le dernier cycle que nous vivons en ce moment est
atypique.
Les premières traces écrites de comptabilisation de dettes remontent à
la civilisation sumérienne de Mésopotamie, vers 3500 av. J.-C. On y
inscrivait soigneusement les enregistrements des prêts (des crédits) sur
des tablettes2.
Le propre des systèmes de crédit est qu’ils sont basés sur la confiance
et que, le plus souvent, les personnes se rendent toujours un peu plus
ou un peu moins que ce qu’elles estiment se devoir. C’est un échange
volontairement inabouti. Elles maintiennent ainsi une obligation entre
elles et ne cherchent pas à rembourser leurs dettes avec exactitude, car
cela signifie la mort du lien social. Selon Graeber, la plupart des
transactions se faisaient par crédit et l’argent était moins utilisé
comme un moyen d’échanges (sauf peut-être entre étranger·ères) que comme
unité de comptabilisation. Il prendra d’ailleurs une multitude de
formes à travers l’Histoire : monnaies de coquillages, de perles, de
plumes, de sel, etc.
Durant cette période, il était courant que de nombreuses familles
paysannes se retrouvent tellement endettées qu’elles soient contraintes
de se livrer comme esclaves à leurs créanciers. Graeber souligne à ce
propos, à la suite de l’historien et spécialiste de l’Antiquité grecque,
Moses Finley3,
que la dette a toujours été le moteur des mouvements de révolte, avec à
chaque fois le même programme : annulation des dettes et redistribution
des terres (qu’on pourrait aujourd’hui élargir à d’autres propriétés
accaparées). Afin d’éviter ces risques de renversements sociaux, les
rois annonçaient périodiquement des annulations générales de dettes et
établissaient des réformes pour protéger les débiteur·rices (comme la
prohibition de l’usure)4.
On retrouve des phénomènes similaires dans les empires babylonien et
assyrien, ou plus tard dans l’institution de coutumes comme le jubilé de
tradition biblique.
Graeber situe l’apparition des pièces de monnaie estampillées des
milliers d’années plus tard, vers 600 av. J.-C., et ce de manière plus
ou moins simultanée en Inde, en Chine et en Méditerranée. C’est le début
de ce que l’auteur appelle l’Âge axial et du « complexe
militaro-monétaire-esclavagiste » : des empires qui pillent, qui
exploitent de vastes quantités d’esclaves, qui extraient or et argent
transformés (entre autres) en monnaies utilisées pour payer les soldats,
qui imposent des taxes aux populations (les obligeant ainsi à acquérir
ces monnaies officielles), etc. Ce système favorisera l’avènement de
marchés impersonnels. Plus tard, les métropoles coloniales utiliseront
le même processus afin d’instaurer dans les territoires conquis une
économie de marché, détruisant ainsi la multitude de systèmes de crédit
et d’échanges existants. Cette nécessaire violence est niée par le mythe
fondateur du libéralisme qui soutient que nous cherchons avant toute
chose à tirer un maximum de profit de nos échanges (mythe démenti par,
entre autres, nos comportements de « communisme quotidien » auquel fait
référence l’auteur).
↦ Crédit › Monnaie › Troc
Dans la pensée simpliste des évolutionnistes, les choses vont
nécessairement vers toujours plus de complexité. Concernant l’argent, le
troc (je t’échange une chèvre contre quinze poules) aurait laissé place
à l’utilisation de monnaies (pour pouvoir acquérir autre chose que des
poules après avoir vendu une chèvre) et c’est seulement alors que les
systèmes de crédit auraient vu le jour et complété ces moyens d’échanges
(pour faciliter les investissements, par exemple). Graeber montre que
c’est tout l’inverse : des systèmes de crédit et d’échanges complexes
préexistaient partout aux monnaies estampillées et le troc n’est utilisé
qu’entre étranger·ères ou dans des situations ponctuelles de pénurie de
monnaie officielle (ce moyen d’échange dont nous avons été rendu·es
dépendant·es). Une illustration de ce cas est l’Argentine post-2001.
Au Moyen Âge (600-1450), avec la fin des empires et le développement
de petits royaumes, Graeber observe un retour des systèmes de crédit, au
détriment des monnaies métalliques (et non un « retour au troc »). Ces
systèmes étaient régulés par les grandes institutions religieuses
montantes et, en Europe, l’église chrétienne contrôlait les prêts à
intérêt et a aboli l’esclavage pour dette (pas les relations
inégalitaires féodales pour autant, bien sûr). Le centre du commerce
international était alors l’océan Indien et les échanges étaient basés
sur de larges réseaux de confiance.
À partir de 1450, et plus précisément 1492 (colonisation des Amériques),
le monde connait un retour aux grands empires, aux métaux « précieux »
(or et argent), aux guerres destructrices et à l’esclavage de masse5.
Les états ont pris le contrôle des systèmes d’échange, détruisant par
la force la multitude de systèmes de crédit en usage. Les grands
marchands se sont organisés en monopoles, créant les premiers empires
capitalistes. Les premières banques modernes se sont développées et de
nouvelles formes de crédits impersonnels ont alors été créées (dont les
titres de dette publique, à partir du XVe siècle)6.
Le salariat de masse (arrivant après – et non avant – les instruments
financiers bancaires) a dû être imposé par la destruction des moyens
d’autonomie et de subsistance. Le paiement des salaires en monnaie a
également fait face à des résistances et a dû passer par la dissolution
d’autres moyens de paiement (comme le truck system anglais qui
consistait à être payé en biens ou en coupons utilisables dans les
magasins de l’entreprise). L’auteur en profite pour faire l’analogie
entre esclavage pour dette et travail salarié, qui a été considéré comme
tel durant la majorité de l’Histoire jusqu’à récemment.
ET AUJOURD’HUI ?
Les périodes dominées par les systèmes de crédit ont toujours connu des
institutions (souvent supérieures aux états) pour empêcher que des
crédits soient émis à l’infini et pour protéger les débiteur·rices.
Pourtant, dans le cycle actuel (très récent) on voit que les
institutions en place (comme le FMI) font exactement l’inverse, elles
s’appliquent à protéger les créditeur·rices. Cela provoque des crises
économiques et sociales majeures, prévisibles au regard de l’Histoire.
Cette contradiction laisse l’avenir totalement ouvert, selon l’auteur.
Une proportion de plus en plus grande de la population s’est rendu
compte que l’adage moraliste « il faut payer ses dettes » ne s’appliquait
dans les faits pas à tout le monde. Les dettes sont des promesses, des
obligations sociales, par définition renégociables.
Commentaire
David Graeber réussit avec ce livre un excellent mélange entre
anthropologie et histoire. Il parvient également à construire un fil
rouge dans l’immense étendue des faits et analyses exposés (la dominance
de certains rôles joués par la dette dans les rapports sociaux au fil
de cycles historiques).
Il casse de nombreux mythes : le mythe du troc et des origines de la
monnaie, du simplisme des anciens moyens d’échanges, de la recherche
humaine du profit individualiste ou de la réciprocité exacte, de
l’antagonisme Marché/état, de l’absolue moralité de la dette, de la
dette primordiale envers la société ou Dieu, etc.
L’auteur rappelle que le problème ce n’est pas la dette (comme
obligation) en soi mais les rapports inégalitaires d’endettement
soutenus par un pouvoir fort. On ne peut échanger réellement qu’entre
égaux, et le libéralisme cherche à nous faire croire que nous le sommes
afin de justifier l’exploitation des débiteur·rices par les
créancier·ères. Les dettes ne sont que des promesses, censées maintenir
le lien social plutôt que de le détruire comme c’est le cas
actuellement. Par une multitude d’exemples, il nous fait encore mieux
comprendre que la monnaie n’est rien d’autre qu’une convention sociale
(il en va donc de même pour les « règles » de création monétaire
aujourd’hui en vigueur, modifiables par nature).
David Graeber a produit d’autres livres plus appropriables par les mouvements sociaux. Cependant, Dette : 5000 ans d’ histoire
est indéniablement devenu un classique pour les personnes et
organisations qui s’intéressent à cet outil de domination. Il s’est
vendu à plus de 100 000 exemplaires rien qu’aux états-Unis, peut-être
qu’il est resté bloqué dans la bibliothèque de beaucoup d’entre nous (on
peut difficilement en lire une partie indépendamment des autres). Je ne
peux dans ce cas qu’inviter à le ressortir ou – à défaut – à écouter une des conférences de l’auteur sur le sujet.